« Ils les ont tués
comme si de rien n’était »
Le besoin de justice pour les crimes post-électoraux
en Côte d’Ivoire
Résumé
Recommandations
Au Président
Alassane Ouattara, au ministre de la Justice Jeannot Kouadio Ahoussou et au
ministre de l’Intérieur Hamed Bakayoko
À Charles Konan
Banny, président de la Commission dialogue, vérité et
réconciliation
À
l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI)
Au Conseil de
sécurité des Nations Unies
Au bureau du
Haut-Commissariat aux droits de l’homme
Au procureur de la Cour
pénale internationale
À l’Union
africaine et à la Communauté économique des États
de l’Afrique de l’Ouest
Au gouvernement du
Libéria
Aux pays voisins dans
lesquels des auteurs présumés de crimes graves sont susceptibles
d’avoir trouvé refuge
Aux bailleurs de fonds
internationaux, notamment l’Union européenne, la France et les
États-Unis
Méthodologie
Aperçu
historique
De
l’indépendance aux élections de 2000
Conflit armé et
impasse politico-militaire
Accords de paix et
force de maintien de la paix
Élections de
2010 et conséquences immédiates
I. Premières
violences post-électorales : novembre 2010—janvier 2011
Forces pro-Gbagbo
Recours excessif
à la force contre les manifestants
Assassinats
ciblés et disparitions forcées d’activistes pro-Ouattara
Assassinats
d’opposants présumés par les milices pro-Gbagbo
Violences sexuelles
Forces pro-Ouattara
dans le nord du pays
II. Vers un conflit
armé : février à mi-mars 2010
Les forces pro-Gbagbo
Incitations à la
violence par le camp Gbagbo
Violence ciblée
contre les immigrés ouest-africains à Abidjan
Attaques de
mosquées, de musulmans et d’imams
Viols ciblés et
disparitions forcées de partisans d’Alassane Ouattara
Violente
répression des manifestations
Forces pro-Ouattara
Meurtres de civils dans
le village d’Anonkoua
Exécutions sommaires de
membres détenus des forces de Gbagbo
III. Un conflit
armé généralisé : mi-mars à mai 2011
Forces pro-Gbagbo
Meurtres et massacres
dans l’extrême ouest du pays
Tirs aveugles
d’obus à Abidjan
Viols et meurtres
ethniques généralisés à Abidjan
Offensive militaire des
Forces républicaines
Meurtres, viols et
pillages dans l’extrême ouest du pays
Exécutions
sommaires de civils détenus, essentiellement des personnes
âgées
Viols et autres violences sexuelles
Massacre de
Duékoué impliquant les Forces républicaines
Bataille finale pour
Abidjan et les semaines qui ont suivi
IV. Principaux acteurs
impliqués
Camp Gbagbo
Camp Ouattara
Forces non officiellement
alignées
V. Initiatives
relatives à l’obligation de rendre des comptes
Commissions d’enquête
Poursuites nationales contre le camp
Gbagbo
Aucune poursuite au niveau national
visant des soldats des Forces républicaines
Cour pénale internationale
Commission dialogue,
vérité et réconciliation
Conclusion
Remerciements
Glossaire des acronymes
Résumé
Le 28 novembre 2010, le peuple ivoirien
se rend aux urnes pour élire un Président dans l’espoir de
mettre fin à dix années de crise marquée par la division
militaire et politique du pays entre le Nord et le Sud. Dans la semaine qui
suit le deuxième tour de cette élection, et malgré un
large consensus international quant à la victoire d’Alassane
Ouattara, le Président sortant Laurent Gbagbo refuse de quitter le
pouvoir. La crise post-électorale, prenant au départ la forme d’une
campagne de violence ciblée menée par les forces de Laurent
Gbagbo, se transforme en un conflit armé dans lequel les forces
armées des deux camps se rendent coupables de crimes graves. En
l’espace de six mois, au moins 3 000 personnes sont tuées
et plus de 150 femmes violées, dans le cadre de ce conflit qui se
déroule en grande partie selon des critères politiques, ethniques
et religieux.
Les forces d’élite de
sécurité étroitement liées à Laurent Gbagbo
enlèvent des membres de la coalition d’Alassane Ouattara se
trouvant au restaurant ou à leur domicile et les emmènent de
force dans des véhicules. Leurs proches retrouveront plus tard leurs
corps criblés de balles à la morgue. Les femmes s’efforçant
de mobiliser les électeurs ou portant tout simplement des tee-shirts
pro-Ouattara sont pourchassées et, souvent, victimes de viols collectifs
commis par les membres de forces armées et de milices sous le
contrôle de Laurent Gbagbo, lesquels disent à leurs victimes d’« aller
raconter à Alassane » leurs problèmes. Les miliciens
pro-Gbagbo érigent des postes de contrôle et arrêtent des
centaines de partisans réels ou présumés d’Alassane
Ouattara ou les attaquent dans leur propre quartier, les battant à mort avec
des briques, les exécutant à bout portant, ou les brûlant
vifs.
Les exactions des forces pro-Ouattara,
baptisées Forces républicaines par décret du 17 mars,
n’atteignent une intensité comparable qu’à partir du
début du mois de mars, suite à l’offensive lancée
pour prendre le pays. À Duékoué, Forces
républicaines et milices pro-Ouattara massacrent des centaines de
personnes, extrayant de leur domicile des membres présumés de milices
pro-Gbagbo, puis les exécutant alors qu’ils sont sans
défense. Au cours de l’offensive militaire destinée
à prendre le contrôle d’Abidjan et à consolider la
ville, les Forces républicaines exécutent un grand nombre de
personnes issues de groupes ethniques liés à Laurent Gbagbo,
parfois sur les lieux mêmes de leur détention, et en torturent d’autres.
Au cours de six missions menées en
Côte d’Ivoire, dont quatre à Abidjan et deux le long de la
frontière ivoiro-libérienne, Human Rights Watch a interrogé
plus de 500 victimes ou témoins de la violence, ainsi que des
membres de forces armées des deux camps, des responsables du
gouvernement Ouattara, des journalistes, des personnels de santé, des
représentants d’organisations humanitaires et de défense
des droits humains, des membres des Nations Unies et des diplomates à
Abidjan, New York, Washington et Paris. Human Rights Watch a ainsi
constaté que les deux camps avaient commis des crimes de guerre et,
probablement, des crimes contre l’humanité, conclusion partagée
par la commission d’enquête internationale dans son rapport remis
au Conseil des droits de l’homme le 15 juin.
Les violences post-électorales sont le
point culminant d’une décennie d’impunité.
Malgré les graves exactions commises en violation du droit international
durant la guerre civile de 2002-2003 et par la suite, personne n’a
été tenu de rendre des comptes sur les violences
perpétrées. Ceux qui portaient des armes et ceux qui
étaient membres des forces de sécurité qui se sont rendus
coupables de crimes graves restent à l’abri de toutes poursuites.
C’est à cette impunité que l’on doit la constitution
de groupes d’autodéfense dans tout le pays et, notamment, dans sa
partie occidentale extrêmement instable, où le vigilantisme remplace
la légalité.
La présidence de Laurent Gbagbo se
caractérise également par la confiscation du pouvoir au profit
des groupes ethniques lui étant loyaux, ainsi que par la manipulation de
plus en plus flagrante des concepts d’ethnicité et de
citoyenneté dans le but de stigmatiser les Ivoiriens du Nord ou les
immigrés d’Afrique de l’Ouest, considérés
comme des « étrangers » dangereux, alors
même que ces personnes ont passé toute leur vie en Côte d’Ivoire,
souvent dans des villes du Sud comme Abidjan, très
éloignées de leur région ethnique d’origine.
Après le second tour des élections, la chaîne de
télévision contrôlée par le gouvernement Gbagbo, la
Radio télévision ivoirienne (RTI), incite à la violence
contre ces groupes, les désignant systématiquement comme des
« rebelles » ou des indésirables
menaçant la nation. Avec la montée des tensions post-électorales,
les invectives de Laurent Gbagbo redoublent, comparant les supporters d’Alassane
Ouattara à des « rats d’égouts » ou
à des « oiseaux abattus », et exhortant ses
partisans à ériger des barrages routiers et à « dénoncer
tout étranger », appel immédiatement suivi d’attaques
ciblées d’une violence épouvantable.
Les exactions commises contre les partisans
présumés d’Alassane Ouattara sont effroyables. Entre le
mois de décembre 2010 et le mois d’avril 2011, les miliciens pro-Gbagbo
érigent des barrages et arrêtent des centaines de personnes en
fonction de leur tenue vestimentaire ou de leur nom sur une carte d’identité.
Nombre d’entre elles sont sauvagement battues puis aspergées d’essence,
avant d’être brûlées vives sur un tas de pneus et de
bois. La pratique est connue sous le nom d’« article 125 » :
essence, 100 francs CFA (0,15 €), boîte d’allumettes,
25 francs CFA (0,04 €). D’autres sont
exécutées à bout portant, comme en témoigne un Burkinabé
de quarante ans détenu à un poste de contrôle à
Abidjan le 29 mars en compagnie de huit autres immigrés originaires
d’Afrique de l’Ouest. La police a ordonné à ce groupe
de personnes de s’éloigner dans une certaine direction, avant d’ouvrir
le feu sur elles. Touché de deux balles, le témoin a survécu,
ce qui ne fut pas le cas de six autres personnes abattues à ses
côtés.
Dans l’extrême ouest du pays, les
miliciens de Laurent Gbagbo et des mercenaires libériens tuent des
centaines de personnes, principalement sur la base de leur appartenance
ethnique. Un événement particulièrement atroce a lieu le
25 mars à Bloléquin, où des personnes se sont
réfugiées dans le bâtiment de la préfecture
situé dans un secteur repris par la suite par les forces de Laurent
Gbagbo aux Forces républicaines. Lorsqu’elles pénètrent
dans la préfecture, les partisans de Gbagbo leur demandent de parler guéré,
la langue d’un groupe ethnique de l’extrême Ouest largement acquis
à Laurent Gbagbo. Celles qui ne la parlent pas parfaitement sont abattues.
Trois jours plus tard, les mêmes mercenaires et miliciens tuent au moins
37 personnes, pour la plupart des immigrés ouest-africains, à
Bédi-Goazon, un village situé à proximité de
Bloléquin.
Lors de leur offensive, début mars, les
Forces républicaines prennent elles aussi part à des
opérations punitives contre des partisans réels ou
présumés de Laurent Gbagbo. Dans l’extrême ouest du
pays, les Forces républicaines exécutent à bout portant
des vieillards guérés incapables de fuir leur village
attaqué. Une femme a déclaré que son père, son mari
et son fils avaient été abattus sous ses yeux. Des membres des Forces
républicaines enlèvent des femmes et les violent dans les villes
où ils se trouvent entre les mouvements militaires. Ils brûlent
des villages entiers. Sans prendre une ampleur aussi considérable, les
Forces républicaines commettent des atrocités similaires à
celles commises dans l’extrême Ouest lorsqu’elles prennent le
contrôle d’Abidjan.
À la fin du conflit, les
résidents ont déclaré que certains puits dans l’ouest
du pays étaient remplis de restes humains. Les stigmates des violences
qui ont ravagé le territoire sont restés visibles dans plusieurs
quartiers d’Abidjan, où des fosses communes ont été
creusées à la hâte sur les terrains vagues où les
enfants jouaient au football. Les rues sont restées jonchées de
cadavres pendant plusieurs jours, en particulier aux postes de contrôle
mis en place par les milices de Laurent Gbagbo. Les résidents ont
affirmé que l’odeur était devenue tellement insupportable
qu’ils se sont mis eux-mêmes à brûler les corps. Dans
les quartiers de Yopougon et Koumassi, en particulier, les chercheurs de Human
Rights Watch ont pu constater, plusieurs semaines après la fin des
affrontements, que tout ce qui restait de certaines victimes étaient des
fragments d’os et de larges tâches noires sur le bitume . Dans toute la
Côte d’Ivoire, et tout particulièrement dans l’Ouest, sur
la côte Sud et à Abidjan, le conflit a été
dévastateur. Presque tout le monde peut témoigner de l’assassinat
d’un frère, du viol d’une sœur, de l’incendie d’une
maison ou du pillage de tous ses biens.
À l’issue des combats intenses du
mois de mars dans l’extrême ouest du pays, les Forces
républicaines gagnent très rapidement Abidjan, la plupart des
partisans de Laurent Gbagbo abandonnant leur position, à l’exception
de quelques unités d’élite et quelques milices. Le conflit
n’est cependant pas terminé, et Abidjan est le
théâtre de tirs à l’arme lourde faisant de nombreuses
victimes civiles, perpétrés vraisemblablement à l’aveugle
par les partisans de Laurent Gbagbo. Le Conseil de sécurité des Nations
Unies autorise rapidement ses forces de maintien de la paix basées en
Côte d’Ivoire à « utiliser tous les moyens
nécessaires […] pour protéger les civils sous menace
imminente de violence physique […] y compris pour empêcher
l’utilisation d’armes lourdes contre les populations civiles ».
Durant la semaine du 4 avril, l’Opération des Nations Unies
en Côte d’Ivoire et les forces françaises de l’opération
Licorne attaquent les positions militaires de Laurent Gbagbo à Abidjan
avec, pour point d’orgue, le bombardement de sa résidence le 11 avril.
Le même jour, les Forces républicaines prennent d’assaut le
bâtiment et y arrêtent Laurent Gbagbo ainsi que son épouse et
plusieurs de ses partisans. Des groupes armés restés loyaux
à Laurent Gbagbo ne s’avouent cependant pas vaincus et tuent, rien
qu’à Abidjan, 100 personnes le lendemain de l’arrestation
de leur chef. Les combats prennent définitivement fin à la
mi-mai.
L’ampleur et l’organisation
méthodique des crimes commis par les deux camps, à savoir
assassinats, viols, persécution d’individus et de groupes sur la
base de critères politiques, ethniques et nationaux, laissent penser qu’il
s’agissait d’une attaque généralisée et
systématique. D’après le Statut de Rome de la Cour
pénale internationale, de tels actes, lorsqu’ils entrent dans le
cadre d’une « attaque contre toute population civile »,
constituent des crimes contre l’humanité. Les deux camps ont
également commis des crimes de guerre, notamment en dirigeant
intentionnellement des attaques contre des civils et l’assassinat de
personnes ne participant pas directement aux hostilités. Les personnes
exerçant des pouvoirs de commandement qui auraient dû avoir
connaissance de crimes aussi graves et qui ne les ont pas
empêchés, ou qui n’ont pas ouvert d’enquête ni
lancé de poursuites à l’encontre de leurs auteurs
présumés, doivent être amenées à rendre des
comptes.
Au vu des preuves contenues dans ce rapport et
de la gravité des crimes commis, une justice impartiale doit être
impérativement rendue en Côte d’Ivoire, pour réparer
le préjudice des victimes, instaurer un État de droit et
empêcher que d’autres atrocités semblables ne se produisent.
Il faut noter à cet égard que le Président Ouattara a
demandé à la Cour pénale internationale d’enquêter
sur les crimes graves commis après le 28 novembre 2010. Le 3
octobre 2011, la chambre préliminaire de la CPI a fait droit à la
requête du 23 juin du procureur d’ouvrir une telle enquête.
La Cour pénale internationale a un rôle important à jouer
afin que ces actes odieux ne restent pas impunis. Des procès doivent
également être tenus à l’échelle nationale,
non seulement parce que la CPI n’a par le passé engagé
qu’un faible nombre de poursuites dans le cadre de situations ayant fait
l’objet d’enquêtes, mais aussi parce que de tels
procès, menés dans le respect des normes internationales, ont une
plus forte résonance parmi les populations concernées et que les
efforts visant à imposer au niveau local le devoir de rendre des comptes
favorisent le rétablissement de l’État de droit.
Jusqu’à présent, force est
de constater que les autorités judiciaires nationales ne se sont pas
montrées impartiales. Au moment de la rédaction de ce rapport,
des procureurs militaires et civils ont inculpé au moins 118 partisans de Laurent
Gbagbo. Plusieurs d’entre eux, parmi lesquels le général
Dogbo Blé, de la Garde républicaine, et le général
Guiai Bi Poin, du Centre de commandement des opérations de
sécurité (CECOS), ont été mis en cause par Human
Rights Watch pour leur rôle présumé dans la commission de
crimes graves. Un procureur militaire a inculpé plusieurs anciens chefs
militaires pro-Gbagbo pour meurtre, viol et dissimulation de corps. Les chefs d’accusation
citent plusieurs événements précis, documentés par
Human Rights Watch, comme celui du 3 mars au cours duquel sept femmes
participant à un rassemblement pacifique en compagnie de milliers d’autres
furent assassinées. Laurent Gbagbo et son épouse, Simone, sont
actuellement en détention provisoire. Ils ont été tous
deux inculpés de crimes économiques le 18 août 2011,
après que le gouvernement ivoirien a annoncé sa demande
auprès de la CPI d’ouvrir une enquête sur leur possible implication
dans la commission de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Human Rights Watch s’est toujours prononcé pour que des poursuites
soient engagées contre les forces de Laurent Gbagbo responsables de
crimes graves, soulignant que toute immunité ou projet d’amnistie
pour des crimes graves—y compris pour Laurent Gbagbo, étant
donné les preuves de son rôle dans de tels crimes—serait
contraire non seulement aux principes et à la pratique du droit
international mais au respect dû aux victimes. Human Rights Watch appelle
également les États voisins à coopérer, en
procédant à l’arrestation et à l’extradition
de ceux qui, à l’instar du chef des Jeunes patriotes Charles
Blé Goudé, auraient commis de tels crimes et ont trouvé
refuge ailleurs.
À la différence notable des
poursuites engagées contre le camp Gbagbo, aucun membre des Forces
républicaines n’a été arrêté pour des
crimes commis durant le conflit. Human Rights Watch, la commission d’enquête
internationale, le bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme,
Amnesty International et la Fédération internationale des ligues
des droits de l’homme ont tous documenté des crimes graves commis
par les Forces républicaines. Alors que le Président Ouattara et
le ministre de la Justice Jeannot Kouadio Ahoussou ont toujours promis que tous
les crimes seraient punis, le fossé qui sépare la
rhétorique de la réalité pourrait marquer le retour de l’impunité.
Le gouvernement doit sans plus attendre envoyer un message indiquant que s’ouvre
une nouvelle ère de justice impartiale et de respect des droits humains,
et non pas une ère de justice du vainqueur qui serait de nature à
gravement compromettre la réconciliation nationale. Human Rights Watch
estime que la tâche la plus urgente du gouvernement Ouattara est de
rendre aux victimes des deux camps la justice qu’elles réclament
et méritent d’obtenir au terme d’une décennie d’exactions.
Human Rights Watch exhorte également le
gouvernement à veiller à ce que les auteurs de violations des
droits humains ne soient pas appelés à exercer des fonctions au
sein de la nouvelle armée, gendarmerie et police ivoiriennes. Au lieu de
voler et maltraiter la population, les forces de sécurité
devraient protéger les civils et enquêter de manière
impartiale sur les crimes et délits. Les premiers signes sont
extrêmement négatifs, Alassane Ouattara ayant promu le 3 août
plusieurs commandants fortement soupçonnés d’être les
auteurs de violations graves du droit international, notamment Martin
Fofié, qui figure depuis 2006 sur la liste des sanctions du Conseil de
sécurité des Nations Unies pour avoir commandé des troupes
impliquées dans des exécutions sommaires et engagé des
enfants soldats. Cette nomination remet en cause les promesses de justice du Président,
ainsi que ses engagements quant à la constitution de forces de
sécurité agissant dans le respect du droit.
Les partenaires internationaux de la
Côte d’Ivoire devraient exiger que les auteurs
présumés de crimes graves soient appelés, de
manière impartiale, à rendre des comptes devant la justice, et devraient
également aider le gouvernement à identifier et à
surmonter les obstacles contrariant la tenue de procès domestiques pour
crimes graves. Le procureur auprès de la Cour pénale
internationale devrait réviser sa requête pour que l’enquête
couvre l’ensemble des crimes commis avant la période post-électorale,
ce qui permettrait de mettre fin au mieux à une décennie d’impunité.
L’opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire devrait
organiser des patrouilles communes avec les forces ivoiriennes au cours des
prochaines élections législatives et participer activement aux
efforts de désarmement. À cet égard, il faut saluer les
mesures fortes adoptées par l’opération de maintien de la
paix et, notamment, le déploiement de renforts dans l’ouest du
pays à l’avance des élections législatives.
Enfin, Human Rights Watch appelle le Conseil
de sécurité et le Secrétaire général des Nations
Unies à publier dans les plus brefs délais le rapport 2004 de la
commission d’enquête internationale sur les allégations de
violations des droits de l’homme commises lors de la guerre civile de
2002-2003. Nombre des personnes citées dans l’annexe
confidentielle du rapport 2004 comme étant les principaux auteurs de
crimes graves sont restées au pouvoir et ont continué à
inciter et à superviser des crimes graves durant le conflit de 2010-2011 ;
il est possible que leurs noms apparaissent également dans l’annexe
confidentielle du rapport 2011 de la commission d’enquête. Ces deux
annexes devraient être publiées ou, à tout le moins,
communiquées aux principaux responsables des efforts de justice en
Côte d’Ivoire : le Président Alassane Ouattara, le ministre
de la Justice Jeannot Ahoussou et le procureur d’Abidjan Simplice Koffi.
Des milliers de personnes en Côte d’Ivoire
ont perdu des êtres chers et ont énormément souffert au
cours de la récente flambée de violences. La plupart d’entre
elles ont été visées en raison de leur affiliation
politique ou ethnique. Les discriminations et les phénomènes d’incitation
à la haine doivent prendre fin, tout comme l’impunité qui a
longtemps compromis la sécurité en Côte d’Ivoire.
Pour retrouver le statut autrefois loué de stabilité et de
prospérité de la Côte d’Ivoire, le gouvernement
Ouattara doit veiller et consentir à la poursuite d’une justice
impartiale. Les conflits en Côte d’Ivoire illustrent les
conséquences graves qui s’ensuivent lorsque les forces de
sécurité, les milices et les chefs politiques agissent au-dessus
de la loi. Si le gouvernement Ouattara n’en tire pas rapidement des
enseignements et ne poursuit pas les membres des Forces républicaines responsables
de crimes durant la période post-électorale avec la même
ferveur que celle dont il fait preuve à l’égard des
partisans de Laurent Gbagbo, la Côte d’Ivoire pourrait sombrer
à nouveau dans la violence et le vigilantisme. S’il peut s’avérer
difficile sur un plan politique de poursuivre certains commandants impliqués
dans des crimes, il serait bien plus dommageable pour la stabilité du
pays et le respect de la légalité d’ignorer encore une fois
les appels clairs à la justice des victimes.
Recommandations
Au Président Alassane
Ouattara, au ministre de la Justice Jeannot Kouadio Ahoussou et au ministre de
l’Intérieur Hamed Bakayoko
- Veiller à ce que les membres des forces
des deux camps contre lesquels il existe des éléments
tendant à établir leur responsabilité pénale
dans des crimes graves, ainsi que ceux auxquels il incombait, au titre de
leurs responsabilités de commandement, d’empêcher ou de
poursuivre de tels crimes, fassent l’objet d’une enquête
et soient poursuivis dans le respect des principes internationaux sur le
droit à un procès équitable.
- Veiller à ce que les partisans de
Laurent Gbagbo actuellement inculpés soient détenus et
jugés dans des conditions qui sont conformes au droit
international. Veiller, notamment, à ce que les conseils des
accusés disposent de suffisamment de temps et de moyens pour
préparer une défense vigoureuse.
- Solliciter l’assistance des principaux
bailleurs de fonds afin de veiller à ce que les enquêtes et
les procès tenus à l’échelle nationale
concernant des crimes graves soient menés de manière
équitable et sérieuse. À ce titre, les inviter
à évaluer la capacité du système judiciaire
ivoirien à poursuivre les affaires de crimes graves et à
fournir une assistance sur la base des résultats de telles
évaluations. Une attention toute particulière doit
être portée sur les garanties juridiques et
procédurales tendant à assurer l’indépendance
et l’impartialité des juges, ainsi que sur les moyens et les
mesures destinés à protéger les droits des
accusés et des témoins susceptibles d’être en
danger.
- Veiller à ce que les tribunaux
militaires ne jugent pas de civils et privilégier, sauf dans le cas
de crimes uniquement militaires, les tribunaux civils en raison de leur
plus grande indépendance.
- Veiller à ce que tous les membres de
l’armée, de la gendarmerie et de la police fassent l’objet
d’une enquête minutieuse pour établir s’ils ont commis
des crimes graves, soit directement, soit au titre de leur
responsabilité de commandement.
- Demander publiquement à ce que la
Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Mme Navanethem
Pillay, communique, sur demande du gouvernement, l’annexe
confidentielle du rapport 2011 de la commission d’enquête,
dans le but d’identifier les principaux auteurs des violences.
Inviter également le Conseil de sécurité des Nations
Unies à publier le rapport 2004 de la commission d’enquête.
- Continuer à coopérer
pleinement et dans la transparence avec la Cour pénale
internationale, y compris concernant l’arrestation et la livraison
ultérieures d’auteurs présumés.
- Permettre aux observateurs internationaux et
aux membres de la division des droits de l’homme de l’Opération
des Nations Unies en Côte d’Ivoire de visiter, sans
restriction, les lieux de détention, y compris les
résidences surveillées et les camps militaires. Les
personnes détenues doivent notamment avoir la possibilité de
décrire leurs conditions de détention sans la
présence ni l’ingérence de membres des Forces
républicaines.
- Donner la priorité à la lutte
contre les violences sexuelles, lesquelles restent monnaie courante dans
tout le pays et particulièrement nombreuses dans l’extrême
Ouest. En particulier, accroître la répression judiciaire des
violences sexuelles et de genre en recrutant plus de femmes
policières jouant le rôle de points de contact dans les
commissariats, et en dispensant une formation à cet égard
aux personnels judiciaire et de sécurité. Veiller à
ce que les victimes de violences sexuelles, ainsi que celles visées
pour des motifs politiques et ethniques durant le conflit, puissent
bénéficier de soins médicaux, d’un soutien
psychologique, d’une assistance juridique et de services de
réintégration socio-économique.
- S’engager à indemniser et
réparer le préjudice des victimes et à assister les habitants
à rebâtir les villages détruits durant les combats et
les opérations de représailles, notamment dans
l’extrême Ouest et le long du littoral au sud du pays.
- S’engager à travailler
rapidement avec la prochaine Assemblée nationale afin de ratifier
le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, le Protocole de
Palerme visant à prévenir, réprimer et punir la
traite des personnes, la Charte africaine des droits et du bien-être
de l’enfant et le Protocole à la charte africaine des droits
de l’homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique.
En outre, faire une déclaration acceptant le droit de saisine
individuelle auprès de la Cour africaine des droits de l’homme
et des peuples, conformément à l’article 5,
paragraphe 3, du Protocole portant statut de la Cour.
- Passer en revue de manière
approfondie—et, si nécessaire, réviser—les
programmes de formation des forces de police, de gendarmerie et de l’armée
dans le but de dispenser aux membres de ces forces une formation
complète sur les droits humains, en particulier au regard des lois
de la guerre, des pratiques d’interrogatoire et de détention
et du recours minimum à la force pour contrôler les foules.
Les formations doivent s’inscrire dans le cadre des droits humains
et des principes humanitaires internationaux comme les Conventions de
Genève, le Code de conduite des Nations Unies pour les responsables
de l’application des lois et les Principes de base des Nations Unies
sur le recours à la force et à l’utilisation des armes
à feu par les responsables de l’application des lois.
À
Charles Konan Banny, président de la Commission dialogue,
vérité et réconciliation
- Respecter les droits humains internationaux
dans le cadre de l’octroi d’amnisties. À ce titre doit
être proscrite toute amnistie concernant des crimes internationaux,
notamment en cas de crimes contre l’humanité, de crimes de
guerre, d’exécutions sommaires, de disparitions
forcées et de torture.
- Veiller à ce que des discussions libres
et constructives soient menées avec la société civile
et les victimes tout au long du processus.
- Veiller à ce que la Commission
étudie la dynamique des violences cycliques, des tensions ethniques
et de la corruption endémique afin d’émettre des recommandations
destinées à ce que les violations du passé ne se
reproduisent pas.
À
l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI)
- Aider le gouvernement à entreprendre
un programme de désarmement, de démobilisation et de
réintégration (DDR) exhaustif et approfondi et conforme aux
normes intégrées DDR (IDDRS) et aux autres meilleures
pratiques reconnues internationalement. Veiller à ce que le
programme DDR soit exécuté de manière crédible
et impartiale—en désarmant tous ceux qui, quel que soit leur camp,
n’intègrent pas les forces armées
reconstituées.
- Aider le gouvernement à
réinstaurer un État de droit en mettant l’accent sur l’indépendance
et l’impartialité du système judiciaire, le traitement
humain des détenus et la protection des accusés et des témoins.
Dans le sens des efforts notables de l’ONUCI visant à
renforcer la sécurité dans l’extrême ouest du
pays, porter une attention particulière à cette
région qui a été pendant longtemps une zone de
non-droit.
Au
Conseil de sécurité des Nations Unies
- Dans l’intérêt de la
vérité et de la justice concernant la crise qu’a
connue la Côte d’Ivoire pendant dix ans, publier le rapport
2004 de la commission d’enquête ainsi que l’annexe qui
désigne les principaux auteurs de crimes graves durant le conflit
armé de 2002-2003.
- Demander au représentant
spécial chargé de la lutte contre les violences sexuelles
dans les conflits armés de communiquer au Conseil de
sécurité des informations sur les viols et autres violences
sexuelles, et promouvoir l’adoption de mesures coordonnées et
concrètes contre les violences sexuelles par tous les acteurs en
Côte d’Ivoire.
- Suivre étroitement les efforts de
justice du gouvernement ivoirien concernant les violences post-électorales
et veiller à ce que ces efforts soient impartiaux en menant des
enquêtes sur les crimes graves commis par les deux camps de
manière équitable et sérieuse.
Au bureau du Haut-Commissariat aux
droits de l’homme
- Communiquer aux autorités nationales
chargées des enquêtes judiciaires en Côte d’Ivoire
l’annexe du rapport 2011 de la commission d’enquête
internationale.
Au procureur de la Cour pénale
internationale
- Réviser la demande d’ouverture
d’une enquête afin de couvrir les crimes commis avant la
période post-électorale, y compris pendant le conflit
armé de 2002-2003 et au lendemain de celui-ci.
À l’Union africaine et
à la Communauté économique des États de
l’Afrique de l’Ouest
- Maintenir le dialogue avec la Côte d’Ivoire
et veiller à ce que le gouvernement ivoirien tienne compte, en
priorité, des questions liées aux droits humains et à
l’État de droit. En particulier, aider le Président
Alassane Ouattara à respecter ses engagements envers la traduction
en justice des auteurs de crimes graves quels que soient leur affiliation
politique ou leur rang militaire.
- Encourager les États africains
à soutenir les efforts visant à traduire en justice les
auteurs de crimes graves, notamment en livrant les auteurs de tels crimes
inculpés par la Cour pénale internationale, à l’invitation
du Président Alassane Ouattara, à celle-ci, ou au
gouvernement ivoirien, dès lors que les normes internationales de
procédure et relatives aux droits de la défense sont
respectées.
- Soutenir les efforts régionaux visant
à désarmer, démobiliser et réintégrer
effectivement les combattants recrutés par des responsables
politiques et des chefs de guerre durant les conflits armés en
Sierra Leone, au Libéria et en Côte d’Ivoire.
Au gouvernement du Libéria
- Poursuivre en justice, avec toutes les
garanties d’un procès équitable, les mercenaires et
autres combattants libériens impliqués dans des crimes
graves en Côte d’Ivoire.
Aux pays voisins dans lesquels des
auteurs présumés de crimes graves sont susceptibles d’avoir
trouvé refuge
- S’engager publiquement à livrer
à la justice internationale les personnes inculpées par la
Cour pénale internationale. Si le gouvernement ivoirien demande l’arrestation
et l’extradition de personnes soupçonnées d’avoir
commis des crimes durant la période post-électorale,
coopérer pleinement avec celui-ci dès lors que les normes
internationales de procédure et relatives aux droits de la
défense, telles que celles visées par la Convention contre
la torture, sont respectées.
Aux bailleurs
de fonds internationaux, notamment l’Union européenne, la France
et les États-Unis
- Soutenir les efforts du gouvernement
ivoirien visant à restaurer l’État de droit et
à juger les crimes graves commis durant la période post-électorale.
Veiller à l’impartialité de ces efforts en
enquêtant de manière équitable et sérieuse sur
les crimes graves commis par les deux camps.
Méthodologie
Ce rapport s’appuie essentiellement sur
six missions de recherche effectuées entre décembre 2010 et
juillet 2011. Les chercheurs de Human Rights Watch ont mené leurs
investigations à Abidjan aux mois de janvier, mars, mai et juillet 2011,
et le long de la frontière ivoiro-libérienne aux mois de
décembre 2010 et mars et avril 2011. Entre ces missions de recherche sur
le terrain, Human Rights Watch a réalisé des entretiens complémentaires
par téléphone.
Au total, Human Rights Watch a
interrogé plus de 500 victimes et témoins directs de
violences post-électorales, parmi lesquels des partisans des deux camps
politiques, des personnes originaires des principaux groupes ethniques
ivoiriens et de pays ouest-africains voisins, ainsi que des membres des forces
armées des deux camps. Human Rights Watch s’est également
entretenu avec des diplomates à Abidjan, New York, Washington et Paris ;
des responsables du gouvernement Ouattara ; des personnels de santé ;
des représentants de l’Opération des Nations Unies en
Côte d’Ivoire ; des membres de la commission d’enquête
internationale ; et des représentants d’organisations de
défense des droits humains et humanitaires.
Certaines parties de ce rapport ont
déjà été rendues publiques dans des communiqués
de presse détaillés publiés par Human Rights Watch au
terme de quatre des six missions de recherche. Ces informations ont
été publiées rapidement pour dénoncer sans tarder
la situation au vu de l’évolution rapide de la crise. Ce rapport
contient l’intégralité de l’enquête
menée par Human Rights Watch après les élections, y
compris de nouveaux éléments d’information qui n’avaient
pas été publiés jusqu’à présent.
Compte tenu de la situation extrêmement
tendue durant toute la crise, il était essentiel de prendre toutes les
précautions nécessaires pour que les victimes acceptant de parler
à Human Rights Watch ne puissent faire l’objet de
représailles. Human Rights Watch a souvent identifié les victimes
et les témoins grâce à l’aide de nombreuses
organisations locales, de responsables locaux de la coalition politique du RHDP
du Président Ouattara, de journalistes et de représentants des
communautés d’immigrés.
Pendant toute la crise, Human Rights Watch s’est
attaché à enquêter en toute impartialité et
objectivité sur les exactions commises par les deux camps et à
maintenir des contacts réguliers avec des groupes et des personnes bien
introduits dans chaque camp. La description des événements repose
sur des informations vérifiées et corroborées par de
nombreuses sources directes, et en particulier par des victimes et des
témoins oculaires, ainsi que par l’examen des blessures des
victimes et la visite des lieux où ces événements se sont
produits. Avant d’accuser un individu ou un groupe armé de
certains crimes, Human Rights Watch a recoupé les informations
auprès d’autres sources et, notamment, des victimes, des témoins
oculaires et d’autres auteurs présumés des violences.
Les entretiens ont été
principalement réalisés en français ou, dans certains cas,
dans l’une des langues usitées par les différents groupes
ethniques, avec traduction en français par un interprète.
Dans un souci de confidentialité et de
protection des témoins, Human Rights Watch s’est abstenu de
publier les noms des témoins et toute information permettant de les
identifier.
Aperçu
historique
Depuis 1960, année de son
indépendance, jusqu’à la fin des années 1980,
la Côte d’Ivoire est saluée pour sa prospérité
économique et sa relative stabilité. Pourtant, derrière l’harmonie
de façade, apparaissent dès les premières années d’indépendance
des fissures inquiétantes, le long de lignes de fracture politique,
ethnique et géographique. Avec les trois mêmes acteurs au-devant
de la scène politique depuis 1993—l’actuel Président
Alassane Ouattara et les ex-Présidents Laurent Gbagbo et Henri Konan
Bédié—, l’édifice vole en éclats avec
le coup d’État de 1999, le conflit armé de 2002-2003 et, en
point d’orgue, les violences post-électorales perpétrées
de novembre 2010 à mai 2011. Les auteurs des crimes graves commis lors
de la décennie de violence qui a précédé les
élections de 2010 n’ont pas été traduits en justice,
développant un sentiment d’impunité particulièrement
prégnant au sein des forces de sécurité de Laurent Gbagbo
et des milices lui étant loyales, ainsi que parmi les rebelles des
Forces nouvelles devenus les Forces républicaines d’Alassane
Ouattara.
De l’indépendance
aux élections de 2000
Sous le règne du Président et
père de la nation Félix Houphouët-Boigny, de 1960, année
de l’indépendance, aux années 1990, la Côte d’Ivoire
devient l’une des principales puissances économiques de l’Afrique
de l’Ouest et l’un des plus grands producteurs mondiaux de cacao et
de café. Durant toutes ces années, le pays poursuit une politique
d’immigration de la « porte ouverte » qui,
compte tenu de sa relative stabilité et prospérité, attire
de nombreux travailleurs originaires principalement des pays membres du bloc
économique régional de la CEDEAO, la Communauté économique
des États de l’Afrique de l’Ouest. Ces travailleurs migrants
représenteront à un moment donné environ 26 pour cent
de la population. Félix Houphouët-Boigny, catholique issu de l’ethnie
baoulé, dirige un gouvernement qui reflète en théorie la
composition ethnique et religieuse du pays. Les tensions ethniques,
plutôt rares, sont sévèrement réprimées.[1]
Durant ses 33 années de Présidence,
Félix Houphouët-Boigny réduit au silence tous les partis
politiques d’opposition, ne permettant qu’à son seul Parti
démocratique de la Côte d’Ivoire (le PDCI) d’exister,
jusqu’en 1990. L’une de ses principales cibles est un jeune
professeur d’histoire et syndicaliste de premier plan nommé
Laurent Gbagbo. Fervent militant du multipartisme, il est emprisonné de
1971 à 1973 pour enseignement « subversif »
et pour avoir fomenté l’insécurité.[2]
Après avoir créé dans la clandestinité son parti
politique, le Front populaire ivoirien (FPI), Laurent Gbagbo passe la plupart
des années 1980 en exil en France. Il rentre en Côte d’Ivoire
en 1988 en tant que secrétaire général du FPI et se
présente contre Félix Houphouët-Boigny aux premières
élections multipartites que connaît le pays en 1990. Félix
Houphouët-Boigny l’emporte largement, mais Laurent Gbagbo obtient un
mois plus tard un siège à l’Assemblée nationale.[3]
Après sa réélection,
Félix Houphouët-Boigny désigne comme Premier ministre
Alassane Ouattara, économiste de formation qui a occupé des
postes importants au sein du Fonds monétaire international (FMI) et de
la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest
(BCEAO). Laurent Gbagbo fustige sans tarder ce gouvernement dirigé par
des « étrangers ». [4] La
provocation qui vise tout particulièrement Alassane Ouattara marque le
début d’une longue campagne de contestation à visées
politiques de la citoyenneté d’Alassane Ouattara.[5] Le
6 mars 1992, Laurent Gbagbo est arrêté en raison de son
rôle de meneur lors d’importantes manifestations étudiantes
contre le gouvernement du PDCI et condamné à deux ans de prison.
Laurent Gbagbo aurait imputé la responsabilité de la
répression et de son arrestation à Alassane Ouattara, ce qui
renforcera l’animosité entre les deux hommes.[6]
Au décès de Félix
Houphouët-Boigny en 1993, coïncidant avec la
détérioration constante de l’économie ivoirienne,
les responsables politiques vont privilégier les thèmes de la
nationalité et de l’ethnicité dans le but de rallier des
soutiens. Les élections présidentielles de 1995 sont
caractérisées par une véritable ruée pour le
pouvoir après des décennies de parti unique et mettent en jeu les
mêmes acteurs principaux qui s’opposeront lors des
présidentielles de 2010 : Henri Konan Bédié, qui a
exercé les fonctions de Président à la mort de
Félix Houphouët-Boigny et dirigé le PDCI, Laurent Gbagbo,
secrétaire général du FPI, et Alassane Ouattara,
président du Rassemblement des républicains (RDR). En prenant
pour cible Alassane Ouattara, son principal rival politique, Henri Konan
Bédié va développer le concept d’Ivoirité—et
s’exprime dans un discours ultra-nationaliste redéfinissant ce que
signifie « être ivoirien », marginalisant
les Ivoiriens du Nord et accusant les immigrés de vouloir
contrôler l’économie.[7] Alassane
Ouattara, né à Dimbroko, ville du nord de la Côte
d’Ivoire, de mère ivoirienne, passe la majeure partie de son
enfance en Haute-Volta, qui est aujourd’hui le Burkina Faso. Dans les
années 1960, il se rend aux États-Unis pour y poursuivre ses
études muni d’un passeport voltaïque, qu’il conserve
durant les années 1970 et au début des
années 1980, période durant laquelle il travaille au FMI et
à la BCEAO. [8] Henri Konan Bédié va s’efforcer de susciter des
sentiments anti-nord-ivoiriens et anti-immigrés. Il parvient ainsi
à empêcher Alassane Ouattara, qu’il dit ne pas être
ivoirien de souche, de se présenter aux élections.[9] Le RDR
boycotte alors les élections, tout comme le FPI de Laurent Gbagbo. Henri
Konan Bédié l’emporte aisément.
Le 24 décembre 1999, des militaires
se plaignant d’être mal payés renversent le Président
Bédié et demandent au général Robert Guei, chef d’État-major
de Bédié, de diriger un gouvernement. Une fois au pouvoir, Robert
Guei forme une junte de rassemblement accueillant des ministres des principaux
partis d’opposition, comme le RDR et le FPI, et s’engage à
mettre fin à la corruption et à rédiger une nouvelle constitution.
En juillet 2000, avant les élections prévues pour le mois
d’octobre, il apparaît clairement que le général Guei
nourrit des ambitions politiques et qu’il est lui aussi prêt
à agiter le spectre de l’ethnicité pour éliminer ses
rivaux politiques. Un référendum constitutionnel largement
critiqué est organisé, lequel débouche sur une nouvelle
constitution fixant des conditions beaucoup plus strictes d’accession aux
mandats publics—les deux parents de tout candidat à l’élection
présidentielle doivent être nés en Côte d’Ivoire.[10]
Alassane Ouattara et d’autres candidats contestent, en vain, ces
nouvelles dispositions. Le 6 octobre 2000, la Cour suprême exclut de
la course aux présidentielles 14 des 19 candidats, parmi lesquels
Alassane Ouattara pour des motifs de citoyenneté, et l’ex-Président
Bédié pour ne pas avoir transmis un certificat médical en
bonne et due forme.[11]
Les élections présidentielles se
tiennent le 22 octobre 2000. Les premiers résultats donnent
vainqueur Laurent Gbagbo. Le général Guei décide alors de
dissoudre la commission nationale électorale et s’autoproclame Président—préfigurant
ironiquement l’attitude de Laurent Gbagbo dix ans plus tard pour se
maintenir au pouvoir. Le 24 octobre 2000, des dizaines de milliers de
manifestants descendent dans les rues et se dirigent vers le centre-ville. La
garde présidentielle du Président Robert Guei ouvre le feu,
faisant de nombreuses victimes. Le 25 octobre 2000, abandonné par l’armée
et la police, le général Guei fuit le pays et Laurent Gbagbo se
déclare Président. Le lendemain, le RDR d’Alassane Ouattara
envahit les rues pour demander la tenue de nouvelles élections, faisant
valoir qu’on l’a empêché de façon arbitraire à
se présenter. Laurent Gbagbo refuse. Les affrontements meurtriers qui
s’ensuivent traduisent les dissensions religieuses et ethniques qui
traversent le pays, les forces de sécurité et les partisans du Président
Gbagbo affrontant les Ivoiriens du Nord majoritairement musulmans qui constituent
le noyau dur des partisans du RDR.[12]
Lorsqu’Alassane Ouattara et le RDR se
préparent à participer aux élections parlementaires du
mois de décembre, la Cour suprême lui barre une nouvelle fois la
route pour les mêmes motifs. Le RDR riposte en appelant au boycott des
élections, en descendant dans la rue en signe de protestation, et en
perturbant le vote dans de nombreuses régions du Nord. Les heurts se
multiplient jusqu’au vote. Plus de 200 personnes sont tuées
et des centaines d’autres blessées lors d’affrontements en
marge des élections, d’octobre à décembre. Les
forces de sécurité ouvrent le feu sur des manifestants dans les
rues d’Abidjan. Elles prennent pour cible selon des critères
ethniques et religieux des centaines d’Ivoiriens du Nord et de partisans
du RDR qui sont arrêtés de manière arbitraire,
détenus et torturés. Les forces de sécurité commettent
en outre des viols et d’autres violations des droits humains avec la
complicité de partisans du FPI. Un charnier renfermant 57 corps
sera plus tard découvert dans le quartier abidjanais de Yopougon. Les
enquêtes de Human Rights Watch et des Nations Unies imputeront la
responsabilité directe de ce massacre à des membres de la
gendarmerie. Pourtant, les auteurs de ces crimes et des autres exactions
liées aux élections ne seront jamais jugés—prélude
d’une décennie d’impunité.[13]
Conflit
armé et impasse politico-militaire
Le 19 septembre 2002, les rebelles du
Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) attaquent plusieurs
cibles stratégiques à Abidjan ainsi que les villes de
Bouaké et Korhogo, au nord du pays.[14]
Sans toutefois réussir à prendre Abidjan, le MPCI, bientôt
rejoint par deux factions rebelles de l’ouest du pays,[15]
parvient à rapidement contrôler la moitié nord de la
Côte d’Ivoire. Les trois groupes rebelles forment une alliance
politico-militaire appelée les Forces nouvelles, dont le but est de
mettre un terme à l’exclusion politique des Ivoiriens du Nord et
aux discriminations à leur encontre, et de renverser Laurent Gbagbo,
dont ils contestent la légitimité en raison des failles qui ont entaché
le processus électoral.[16]
La première réponse du
gouvernement de Laurent Gbagbo est de lancer une opération à
Abidjan dans laquelle les forces de sécurité envahissent les
quartiers pauvres occupés principalement par des immigrés et des Ivoiriens
du Nord. Au prétexte de rechercher des armes et des rebelles, les forces
de sécurité font sortir les résidents de leurs habitations
qui sont ensuite brûlées ou détruites. Les raids
entraînent le déplacement de 12 000 personnes et sont
accompagnés de nombreuses arrestations et détentions arbitraires,
exécutions sommaires, viols et disparitions. De plus, les actes
d’extorsion sont systématiques et courants.[17] De son
côté, le groupe rebelle du MPCI tue dans le Nord au moins 40 gendarmes
désarmés et 30 membres de leur famille à
Bouaké entre les 6 et 8 octobre. Les exécutions sommaires de
prisonniers membres des forces de sécurité de Laurent Gbagbo sont
systématiques.[18]
Au cours des mois suivants, des affrontements
armés opposent les deux camps. Les combats sont particulièrement
intenses dans l’extrême ouest du pays où les deux camps
recrutent des mercenaires libériens et où des milices—souvent
désignées comme des groupes locaux d’auto-défense—combattent
aux côtés des forces de sécurité de Laurent Gbagbo.[19]
La plupart des violences sont toutefois dirigées contre des civils et ne
prennent pas la forme d’affrontements directs entre les forces en
opposition. Human Rights Watch a établi à l’époque
l’existence de crimes graves commis par les deux camps :
exécutions sommaires, massacres, violences sexuelles ciblées,
tirs à l’aveugle d’hélicoptères, arrestations
et détentions arbitraires par les forces gouvernementales de Laurent
Gbagbo ; exactions des milices soutenues par l’État,
assassinats notamment ; et exécutions sommaires, massacres, violences
sexuelles ciblées et actes de torture par les Forces nouvelles. Des
groupes libériens liés aux deux camps sont impliqués dans
de nombreux massacres de civils, et les forces combattantes des deux camps engagent
des enfants soldats.[20]
En mai 2003, un accord de cessez-le-feu met
officiellement fin au conflit armé entre le gouvernement et les Forces
nouvelles, même si des violations sporadiques du cessez-le-feu se
poursuivent jusqu’en 2005. Le pays est divisé en deux—et il
le restera jusqu’en 2010—, les Forces nouvelles contrôlant le
nord du pays et le gouvernement, le Sud. De graves atteintes aux droits humains
ciblant les populations civiles se poursuivent dans les deux parties du pays.
Le 25 mars 2004, les forces de Laurent Gbagbo tuent sans distinction plus
de 100 civils lors d’une manifestation organisée par les
groupes d’opposition. Quelque 20 autres personnes sont
enlevées et disparaissent.[21]
Des milices violentes pro-Gbagbo, comme la FESCI et les Jeunes patriotes, se
joignent aux forces de sécurité pour intimider, voler et opprimer
les Ivoiriens du Nord, les immigrés et toute personne suspectée d’être
dans l’opposition.[22]
Dans le Nord contrôlé par les Forces nouvelles, les commandants s’enrichissent
grâce aux pillages et au racket. Zone de non-droit absolu,
détentions arbitraires, tortures et exécutions sommaires contre
des partisans supposés du gouvernement continuent.[23] Les
violences sexuelles contre les femmes et les jeunes filles sont
considérables dans tout le pays. Les forces armées et des civils
terrorisent les femmes qui ne bénéficient d’aucune
protection étatique, compte tenu de l’impuissance des institutions
judiciaires et policières qui sont incapables d’empêcher les
violences, de poursuivre leurs auteurs et d’assister les victimes.[24]
Personne ne sera jugé pour les crimes graves commis durant le conflit
armé de 2002-2003 et par la suite.
Accords
de paix et force de maintien de la paix
À la fin des hostilités, les
parties belligérantes signent plusieurs accords de paix contenant des
dispositions sur le désarmement et la réunification du pays. La
France, la CEDEAO, l’Union africaine et les Nations Unies sont à l’origine
de plusieurs initiatives visant à mettre fin à l’impasse.
Elles échouent toutes. [25]
Le 27 février 2004, le Conseil de
sécurité des Nations Unies met sur pied une mission de maintien
de la paix en Côte d’Ivoire, qui prend le nom
d’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire
(ONUCI). La force, déployée le 4 avril 2004, comprend
quelque 8 000 Casques bleus des Nations Unies et près de
1 000 officiers de police avec, en soutien, la force Licorne[26]
composée de 5 000 militaires français plus lourdement
armés. L’opération a pour but de surveiller une zone tampon
coupant le pays d’est en ouest appelée « zone de
confiance », qui sépare les forces ivoiriennes hostiles.
La mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire est chargée
d’aider le gouvernement à mettre en œuvre le plan de
désarmement, de démobilisation et de réintégration,
et de protéger les populations civiles qui se trouvent sous la menace
imminente de violences. Le Conseil de sécurité des Nations Unies
impose par ailleurs un embargo sur les armes à destination de la
Côte d’Ivoire en novembre 2004.
En mars 2007, le Président Laurent
Gbagbo et les Forces nouvelles de Guillaume Soro signent l’accord
politique de Ouagadougou, lequel sera soutenu par la suite par l’Union
africaine et le Conseil de sécurité des Nations Unies.[27]
Cet accord, le premier à être directement négocié
par les principaux belligérants de leur propre initiative, aboutit
à la nomination de Guillaume Soro comme Premier ministre dans un
gouvernement d’unité nationale, suscitant l’espoir que la
Côte d’Ivoire en finisse définitivement avec cette situation
de « ni paix ni guerre ». L’accord rappelle
plusieurs objectifs préétablis en termes de désarmement, d’identification
des citoyens, d’inscription des électeurs et de
réunification du pays, et comprend des dispositions sur les forces
armées unifiées et le retour des autorités de l’État
dans le Nord. L’accord politique de Ouagadougou appelle également
à l’organisation d’élections présidentielles
début 2008, lesquelles seront quasiment immédiatement
reportées. Les opérations d’identification des citoyens et
d’inscription des électeurs sont marquées par des
émeutes et la fusillade de manifestants par les forces de
sécurité, les questions de nationalité et d’ethnicité
continuant d’entretenir les ressentiments.[28] Laurent Gbagbo
reporte plusieurs fois les élections, prétextant que les
conditions prévues par l’accord politique de Ouagadougou ne sont
pas remplies. [29] Il reste ainsi au pouvoir cinq années supplémentaires au
terme de son mandat, reportant sept fois les élections. Les pressions
nationales et internationales de plus en plus fortes le forcent toutefois
à accepter de tenir des élections en octobre 2010.
Élections de 2010 et conséquences
immédiates
Le premier tour des élections
présidentielles en Côte d’Ivoire se tient le 31 octobre
2010. Il oppose notamment, comme c’est le cas depuis le
décès de Félix Houphouët-Boigny, Alassane Ouattara,
Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié. Ce premier tour se
déroule dans le calme avec une participation record—plus de
85 pour cent. Laurent Gbagbo obtient 38,3 pour cent des votes,
Alassane Ouattara 32,08 pour cent, et Henri Konan Bédié
arrive en troisième position avec 25,24 pour cent. Aucun des
candidats n’obtenant la majorité, un second tour entre Laurent
Gbagbo et Alassane Ouattara est organisé le 28 novembre.[30]
Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié s’étaient
juré de soutenir au second tour celui qui resterait en course face
à Laurent Gbagbo, formant une coalition rassemblant d’autres
partis politiques minoritaires baptisée le Rassemblement des
Houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Il
était cependant difficile de dire si cette coalition tiendrait bon,
compte tenu des relations passées entre les deux hommes et de la
marginalisation de longue date des Ivoiriens du Nord par le PDCI de Henri Konan
Bédié et le FPI de Laurent Gbagbo.
Le 2 décembre, Youssouf Bakayoko,
président de la commission électorale indépendante (CEI),
annonce la victoire d’Alassane Ouattara avec 54,1 pour cent des
suffrages.[31]
Les observateurs, notamment de l’Union européenne et du Centre
Carter, estiment les élections libres et régulières, ne
recensant que quelques irrégularités. Moins de
vingt-quatre heures après la décision de la CEI, Paul Yao
N’Dre, président du Conseil constitutionnel et proche allié
de Laurent Gbagbo, annule au nom de l’institution les résultats de
la commission et proclame Laurent Gbagbo vainqueur avec 51,45 pour cent
des suffrages. Le Conseil constitutionnel fait valoir que la commission
électorale n’a pas respecté le délai de trois jours
pour annoncer les résultats, ne faisant aucun cas des tergiversations
des alliés de Laurent Gbagbo au sein de la commission qui font tout pour
en bloquer l’annonce et en viennent même à déchirer
les feuilles de résultat devant les caméras.[32] Le Conseil
constitutionnel annule des centaines de milliers de suffrages des
régions nord du pays soutenant massivement Alassane Ouattara, sur la
base de prétendues irrégularités.
Le 3 décembre, conformément
aux procédures fixées par la résolution 1765 du
Conseil de sécurité des Nations Unies et les accords politiques
signés par les protagonistes du conflit, le représentant
spécial du Secrétaire général des Nations Unies
pour la Côte d’Ivoire, Choi Young-Jin, confirme les
résultats de la commission électorale donnant vainqueur Alassane
Ouattara.[33]
Il certifie par ailleurs que « la proclamation du Conseil
constitutionnel [donnant vainqueur Laurent Gbagbo] ne se fondait pas sur
les faits ». [34] Le Secrétaire général et le Conseil de
sécurité des Nations Unies avalisent la victoire d’Alassane
Ouattara, également reconnue par l’Union africaine,[35]
la CEDEAO,[36]
l’Union européenne et les États-Unis.
Rapidement, Laurent Gbagbo est investi Président
par le Conseil constitutionnel le 4 décembre. De son
côté, Alassane Ouattara prête serment par lettre
adressée au Conseil. Tous deux désignent un chef de gouvernement
et des ministres. La confrontation commence. Laurent Gbagbo s’installe
dans les bâtiments gouvernementaux et Alassane Ouattara établit
son quartier général au Golf Hôtel Abidjan. Les organismes
internationaux exhortent Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir. Fin
décembre, la CEDEAO évoque la possibilité d’une
intervention militaire, mais l’Union africaine, dont certains membres
comme l’Angola et la Gambie soutiennent publiquement Laurent Gbagbo et d’autres,
comme l’Afrique du Sud et le Ghana, expriment de la sympathie envers
celui-ci, s’empresse de riposter contre la volonté de la CEDEAO de
jouer un rôle déterminant dans la résolution de la crise.
Son président, Victor Gbeho, exprimera d’ailleurs ultérieurement
sa frustration devant ces nations africaines « appelant à
la marginalisation de la CEDEAO » et « compromettant
» ses efforts pour faire partir Laurent Gbagbo. [37]
Le 28 janvier, l’Union africaine
établit un panel de haut niveau pour essayer de sortir de l’impasse. [38] Ayant initialement pour mission de présenter des
recommandations dans un délai d’un mois, son mandat est
prolongé le 28 février. [39] Le 10 mars,
l’Union africaine confirme une nouvelle fois la victoire d’Alassane
Ouattara et invite Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir. [40] Le camp Gbagbo rejette la décision et les forces armées
des deux camps menacent de déclencher une guerre civile. [41]
Face au refus persistant de Laurent Gbagbo de
céder le pouvoir, la communauté internationale décide d’exercer
des pressions financières. L’Union européenne et les
États-Unis instaurent des restrictions financières et de
déplacement visant Laurent Gbagbo et nombre de ses proches partisans. Par
ailleurs, l’Union européenne met en place des sanctions contre des
personnes morales dont plusieurs institutions financières et le port d’Abidjan,
soupçonnés de financer le régime. La Banque centrale de l’Afrique
de l’Ouest décide de saisir les comptes de la Côte d’Ivoire
dans l’intention d’étrangler davantage financièrement
Laurent Gbagbo. Celui-ci répond en prenant le contrôle des banques—pour,
dit-on, faire main basse sur l’argent qui s’y trouve—, dont
beaucoup avaient décidé de fermer leurs portes.[42]
Laurent Gbagbo continue de braver les
pressions diplomatiques et financières de plus en plus fortes. Les
Forces républicaines, menées par le Premier ministre d’Alassane
Ouattara, Guillaume Soro, et composées essentiellement de militaires des
Forces nouvelles qui ont contrôlé pendant dix ans le nord de la
Côte d’Ivoire, lancent une offensive militaire fin février.
Moins de deux mois après, elles contrôlent la majeure partie du
pays et arrêtent Laurent Gbagbo le 11 avril. Le coût humain
des violences post-électorales, résultat de 15 années
d’impunité totale et d’agitation du spectre de l’ethnicité,
est lourd. À la fin des hostilités en mai, on dénombre
plus de 3 000 personnes tuées et plus de 150 femmes
violées au cours de cette seule période de six mois.
I. Premières violences post-électorales :
novembre 2010—janvier 2011
Lorsqu’il ne faisait plus aucun doute
que Laurent Gbagbo n’avait aucune intention d’accepter les
résultats des élections pourtant reconnus par la
communauté internationale et donnant Alassane Ouattara vainqueur, les
forces de sécurité de Laurent Gbagbo sont passées à
l’action dans le but de mater l’opposition. Chaque fois que les
partisans d’Alassane Ouattara sont descendus dans les rues
d’Abidjan pour protester, ceux-ci ont été
sévèrement réprimés—et d’une
manière particulièrement brutale le 16 décembre lors
d’une marche sur la télévision contrôlée par Gbagbo,
la RTI (Radio télévision ivoirienne). Les forces de
sécurité ont tiré à balles réelles et
lancé des grenades à fragmentation, tuant de nombreux manifestants
et en blessant davantage. La répression s’est intensifiée
avec l’enlèvement et la disparition de responsables locaux membres
de la coalition d’Alassane Ouattara au sein de quartiers fidèles
à celui-ci. Les corps de nombre d’entre eux ont été
retrouvés plus tard par leurs proches à la morgue, criblés
de balles. Les forces de sécurité ou les milices pro-Gbagbo
s’en sont également pris aux femmes, les violant en raison de leur
activisme politique en soutien à Alassane Ouattara ou de celui de leur
mari, parfois abattu sous leurs yeux.
Pendant cette période, les principaux
responsables de ces crimes étaient des unités
d’élite étroitement liées à Laurent Gbagbo,
dont la Garde républicaine, le CECOS (Centre de commandement des
opérations de sécurité, une unité
d’intervention rapide), la BAE (Brigade anti-émeute) et la CRS
(Compagnie républicaine de sécurité, une unité de
police d’élite). Dans certains cas, ces unités ont
travaillé main dans la main avec les milices pro-Gbagbo, et notamment la
Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI), association étudiante de tradition violente, et les Jeunes
patriotes, mouvement de la jeunesse fondé et dirigé par Charles
Blé Goudé, nommé ministre de la Jeunesse par Laurent
Gbagbo en décembre 2010.
En face, les Forces nouvelles contrôlant
la moitié nord du pays se sont livrées à des actes
d’intimidation et de violence à l’encontre des partisans de
Laurent Gbagbo et ont commis des violences sexuelles contre des femmes. Si les
violences commises à cette époque par les Forces nouvelles
n’ont pas atteint le niveau de celles commises par le camp Gbagbo, elles
présageaient toutefois des crimes graves que les Forces
républicaines commettront à un stade plus avancé de la
crise.
Forces
pro-Gbagbo
Recours
excessif à la force contre les manifestants
Lorsque les partisans d’Alassane
Ouattara sont descendus dans les rues pour manifester aux lendemains du second
tour des élections du 28 novembre, les forces de
sécurité de Laurent Gbagbo les ont contrés de
manière brutale et souvent fatale. Les manifestations au cours de cette
période ont principalement eu lieu en raison de la controverse des 2 et 3 décembre
sur les résultats des élections ainsi que de la marche sur la
Radio télévision ivoirienne du 16 décembre.
Les forces de sécurité
commençaient souvent—mais pas systématiquement—par
des tirs de grenades lacrymogènes et des coups de feu en l’air. Au
bout de quelques minutes, cependant, elles utilisaient des armes à feu
mortelles—telles que des fusils kalachnikov, des pistolets automatiques
et des grenades à fragmentation—sans que le comportement agressif
ou la violence excessive des manifestants ne nécessite de telles mesures.
Les forces de sécurité ont continué de tirer sur les
manifestants alors que ceux-ci fuyaient, en tuant des dizaines et en blessant
beaucoup d’autres. Les victimes interrogées par Human Rights Watch
ont témoigné de la dangerosité particulière des
grenades à fragmentation, notamment un jeune homme dont le petit frère
a été tué par une grenade :
Nous avons survécu à [des
violences politiques] en 2000, en 2002, en 2004, mais jamais, durant toutes ces
années, les forces de sécurité n’ont utilisé
des grenades comme celles-ci contre nous. Jamais… Il n’y a rien de
pire. Elles font tellement de blessés et de morts parce que les
éclats partent dans tous les sens. Nous mettons nos mains en
l’air, nous montrons que nous sommes pacifiques, et ils répondent
en tirant ces grenades.[43]
Le tir de balles réelles et de grenades
à fragmentation lors de ces événements méconnaît
les exigences de nécessité absolue et de proportionnalité
consacrées par les principes de base des Nations Unies sur le recours
à la force et à l’utilisation des armes à feu par
les responsables de l’application des lois et le code de conduite des
Nations Unies pour les responsables de l’application des lois.[44]
En effet, étant donné que les rassemblements étaient, dans
l’ensemble, de nature pacifique, il convenait d’appliquer ces
principes de base, qui disposent que « les responsables de
l’application des lois doivent s’efforcer de disperser les
rassemblements illégaux mais non violentssans recourir à
la force et, lorsque cela n’est pas possible, limiter l’emploi de
la force au minimum nécessaire ».[45] Dans
plusieurs cas documentés par Human Rights Watch sur cette période,
les forces de sécurité et les milices qui les soutenaient sont
allées plus loin, en exécutant à bout portant des
manifestants capturés ou détenus.
4 décembre : Treichville/Koumassi
Le samedi 4 décembre, des
partisans d’Alassane Ouattara sont descendus dans les rues des quartiers
pro-Ouattara de Treichville et de Koumassi du sud d’Abidjan pour
fêter la reconnaissance par les Nations Unies de la victoire
d’Alassane Ouattara et protester contre la décision de Laurent
Gbagbo de ne pas quitter le pouvoir. Les forces de sécurité ont
rapidement réprimé cette manifestation, faisant ainsi au moins
quatre morts, dont trois garçons, et des dizaines de blessés. La
plupart des blessés ont été frappés par des
grenades à fragmentation que les forces de sécurité ont
tirées ou lancées au sol dans la foule, selon des
témoins interrogés par Human Rights Watch.[46] Aucune des
victimes ni aucun des manifestants qui se trouvaient autour ne semble pourtant
avoir eu un comportement agressif à l’égard des forces de
sécurité susceptible de provoquer l’emploi d’une
force même minimale.
Vers 9 heures du matin, un garçon
de 14 ans du quartier de Koumassi a suivi son grand frère
jusqu’au carrefour Kahira, curieux de voir les jeunes s’y
rassembler pour fêter la nouvelle. Selon plusieurs témoins
interrogés par Human Rights Watch, un contingent du CECOS est
arrivé environ une heure plus tard à bord de deux
véhicules, numérotés 51 et 53, accompagné de
plusieurs unités de la Garde républicaine.[47]L’aîné
des deux frères a raconté ce qui s’est ensuite passé
à Human Rights Watch :
Les forces de sécurité sont
arrivées dans le quartier dans des pick-up du CECOS
numérotés 51 et 53. Il y avait des gens sur la route et, au bout
de quelques minutes, les forces du CECOS ont tiré des grenades
lacrymogènes sans prévenir. Nous étions à une
quinzaine de mètres d’elles. Nous ne nous étions pas
approchés et n’avions pas lancé de pierres ni quoi que ce
soit. Elles ont ensuite lancé des grenades à fragmentation. [Mon
frère] était allé un peu plus loin pour jouer avec ses
amis, il était à une dizaine de mètres de moi.
Après avoir entendu l’une des premières explosions,
j’ai regardé et je l’ai vu à terre, il y avait du
sang partout. Je me suis précipité vers lui, il avait
été touché par des éclats. Le sang coulait de sa
cuisse et de sa taille, trempant son pantalon. […] Je l’ai pris
dans mes bras pour l’amener chez mon père, et de là nous
l’avons emmené dans une clinique du quartier. Lorsque nous sommes
arrivés, il était déjà tout pâle. Le docteur
l’a regardé et a dit qu’il était trop tard, il
était déjà mort. […] Lorsque nous sommes
rentrés de l’hôpital, tout le quartier est venu et pleurait.
Nous pleurons encore.[48]
Moins de 500 mètres plus loin, au carrefour
Saint-Étienne, à proximité du grand marché de
Koumassi, deux autres garçons ont été tués par des
tirs de grenade et un troisième très gravement blessé lors
d’un rassemblement d’une centaine de partisans d’Alassane
Ouattara.[49]
Selon trois témoins interrogés par Human Rights Watch, le CECOS
était également ici la principale force présente,
accompagnée de quelques membres de la CRS et d’hommes en civil
cagoulés. Un jeune homme qui a vu son jeune frère de 12 ans
tué sous ses yeux par une grenade à fragmentation a
déclaré à Human Rights Watch : « C’étaient
des garçons. Pas des hommes armés. Des garçons qui
s’amusaient dans la rue lors de la manifestation. Qui donc peut tuer des
garçons désarmés ? »[50]
Une manifestation similaire rassemblant de
nombreux partisans d’Alassane Ouattara a eu lieu dans le quartier de
Treichville le 4 décembre au matin, à l’intersection
de l’avenue 16 et de la rue 21. Human Rights Watch a
interrogé trois personnes présentes lors de cette manifestation.
Deux d’entre elles ont été grièvement blessées
par des grenades à fragmentation, et la troisième par une balle
l’atteignant à la main alors qu’elle fuyait, après
que des membres de la CRS et des forces militaires avaient ouvert le feu. Un
manifestant gravement blessé à la main et au dos par des
éclats de grenade a vu son ami tué par un coup de feu tiré
à bout portant.[51]
Un autre manifestant a vu des membres de la CRS faire rouler des grenades dans
la foule.[52]
Dès les premières explosions, il a tenté de fuir, mais
l’explosion d’une autre grenade l’a grièvement
blessé, l’obligeant à marcher avec une canne. Plus de six
semaines après, lors d’un entretien avec Human Rights Watch, il
marchait toujours avec une canne.
Marche du 16 décembre sur la RTI
Le 14 décembre, le gouvernement
Ouattara a appelé ses partisans à participer le 16 décembre
à une marche dans le but de prendre le contrôle de la Radio télévision
ivoirienne—instrument de contrôle indispensable à Laurent
Gbagbo et d’appel à la violence contre les pro-Ouattara [voir Incitations
à la violence par le camp Gbagbo, ci-dessous]. Laurent Gbagbo a
répondu en renforçant la présence militaire à
Abidjan, notamment autour de la RTI. Les milliers de personnes qui ont envahi
les rues le 16 décembre ont été une nouvelle fois
rapidement et sévèrement réprimées par les forces
de sécurité de Laurent Gbagbo. Human Rights Watch a
documenté le meurtre d’au moins 32 manifestants, dont
certains des suites de tirs de grenades à fragmentation et de coups de
feu tirés à bout portant. L’écrasante majorité
des manifestants semble avoir eu un comportement pacifique tout au long des
événements ; cependant, Human Rights Watch a
documenté le meurtre de plusieurs membres des forces de
sécurité de Laurent Gbagbo—dont un a été
tué par une foule déchaînée après avoir
tiré sur plusieurs manifestants depuis le toit d’un
bâtiment.
Un homme de 24 ans, parvenu à 600 mètres
de la RTI, a décrit la panique des manifestants confrontés aux
tirs croisés de grenades et de carabine :
Vers 9 heures, alors que nous arrivions aux
Deux Plateaux, j’ai vu des membres du CECOS dans un 4x4
accompagnés de policiers et de CRS. La police nous a dit de passer, alors
nous avons continué. Pas plus de deux minutes plus tard, le CECOS a
ouvert le feu. C’était à environ 600 mètres de
la RTI. Il y avait plus de militaires entre nous et la RTI en tenue militaire
verte. Ils portaient un brassard blanc, des kalaches [fusils kalachnikov] et
des grenades. Alors que nous avancions, ils ont tiré des grenades
lacrymogènes. Les gens se sont arrêtés, mais ils ont
ensuite tiré plusieurs coups de feu. Plusieurs personnes touchées
sont tombées. […] C’est alors que je les ai vus tirer des
grenades à fragmentation. Le groupe en tenue verte les a tirées à
l’aide d’un instrument ressemblant à un lance-grenades
lacrymogènes. […] Il y a eu une explosion sur ma droite, et
j’ai vu d’autres personnes au sol. Deux sont mortes sur-le-champ. J’étais
couvert de leur sang. […] À quatre, nous avons
déplacé les corps de l’endroit des coups de feu. Deux
d’entre nous avons soulevé le premier corps, les deux autres le
second. Les blessures de l’un d’entre eux étaient
indescriptibles, inimaginables. Personne n’aurait survécu à
de telles blessures, c’était comme si une partie de son visage et
de son cou avait explosé.
Je me suis mis à courir avec d’autres vers le bureau du RHDP, mais
les militaires nous ont poursuivis en camion. Nous avons quitté la route
principale et pris la direction d’Adjamé. Là, nous avons
rencontré des gendarmes en tenue bleu-blanc dans trois 4x4. Plusieurs
d’entre eux ont lancé des grenades, dont une a explosé non
loin de moi. Je suis tombé de douleur, j’ai vu que j’avais
été touché à la jambe. Il y avait du sang,
j’avais des éclats dans la jambe. Mon frère qui
était avec moi m’a dit de me relever. Ma jambe me faisait mal,
mais je ne pouvais pas m’arrêter.[53]
Un autre manifestant interrogé par
Human Rights Watch a été témoin de la mort par balles de
deux autres personnes. Les tireurs portaient dans ce cas un uniforme noir,
comme en portent généralement les unités de police. Six
autres personnes, dont la personne interrogée, ont été
blessées par des tirs de grenades. L’homme, âgé de 29 ans,
a décrit la scène après avoir été
blessé :
Lorsque je suis tombé au sol, ma
tête reposait sur un mort. Je n’entendais plus rien. Je ne
distinguais aucun son mis à part un sifflement et parfois des balles. Il
y avait du sang partout. J’ai essayé de secouer le gars sur qui j’étais
tombé mais il ne répondait pas ; il ne bougeait pas. Il y
avait à côté de moi un autre gars plus jeune,
également mort. […] Au bout de plusieurs minutes, j’ai vu parler
les personnes en tenue noire, puis s’approcher de nous. Ils ont pris
plusieurs des corps qui étaient près de moi et les ont mis dans
un camion. Je savais que si j’étais pris, j’étais
mort, alors quand ils sont venus pour me prendre, je leur ai donné des
coups de pied pour tenter de les en empêcher. Ils ont dit quelque chose—je
n’entendais toujours rien—mais ils ont abandonné. Ils ont
pris les autres corps autour de moi, dont les deux morts, et les ont mis dans
le camion avant de partir.[54]
Assassinats
ciblés et disparitions forcées d’activistes pro -Ouattara
Outre la répression des manifestations,
les forces de sécurité de Laurent Gbagbo ont assassiné et
enlevé des responsables politiques locaux et leurs alliés activistes
de la société civile. Human Rights Watch a documenté plus
de dix cas de disparitions forcées ou d’exécutions sommaires
survenus autour de la marche du 16 décembre. Les preuves
réunies laissent fortement penser que ces exactions étaient le
résultat d’une campagne organisée visant à
sélectionner, rechercher et enlever des personnes spécifiques liées
à la coalition politique d’Alassane Ouattara. Citons notamment les
faits suivants :
- Au petit matin du 14 décembre,
un dirigeant actif de quartier du Mouvement des forces de l’avenir (MFA),
parti au sein de la coalition du RHDP, a été contraint par
trois hommes armés en civil de monter dans une Mercedes grise. Des
témoins ont déclaré à Human Rights Watch
qu’ils avaient pu entendre les agresseurs demander où se
trouvaient plusieurs autres leaders du MFA à Abobo. Un appel
passé ce même jour au téléphone de
l’homme enlevé a été pris par une personne qui
a répondu : « [Votre parent] fait partie du
groupe qui tente de déstabiliser le parti au pouvoir. » Son
corps a été retrouvé plus tard dans une morgue.[55]
- Un membre dirigeant du MFA a expliqué
à Human Rights Watch que plusieurs autres dirigeants du parti
avaient « disparu »—les corps
d’au moins deux d’entre eux ont été par la suite
identifiés, portant des blessures par balle, dans une morgue. [56] Deux militants de quartier pour le parti de l’UDCI
(l’Union démocratique de Côte d’Ivoire), faisant
également partie de la coalition du RHDP, ont également
été victimes de disparition le 9 décembre—leurs
corps ont été retrouvés à la morgue de
Yopougon plus d’une semaine plus tard.[57]
- Le 18 décembre, deux membres du
groupe de la société civile Alliance pour le changement
(APC)—qui est lié au parti de Ouattara et qui a
été actif dans la mobilisation des électeurs—ont
été enlevés sous les yeux de témoins en
début de soirée dans le quartier de Cocody Angré. Un
témoin a expliqué à Human Rights Watch que les gens
qui se trouvaient dans un restaurant à proximité ont
été contraints de se coucher par terre tandis que des hommes
armés obligeaient les deux militants à monter à bord
d’un 4x4. Tous les deux sont
présumés morts.[58]
- Six jours plus tard, un autre dirigeant de
l’APC a échappé de peu à un enlèvement
à Abobo vers 7h30 du matin, lorsqu’un 4x4 Mitsubishi vert foncé
s’est dirigé vers lui à toute vitesse et cinq hommes
armés, dont trois en treillis, en sont sortis, l’appelant par
son nom et lui criant de monter dans la voiture. Un témoin a
indiqué à Human Rights Watch que plusieurs de ces hommes
portaient un béret rouge de la Garde républicaine.[59]
Selon la victime potentielle, alors que les hommes tentaient de le
contraindre à monter dans la voiture, il a vu huit photographies—dont
la sienne et celles d’autres personnes qu’il a reconnues comme
étant des membres de la direction du RHDP au niveau de la
communauté—sur le plancher de la voiture. [60]
Human Rights Watch a également
documenté l’enlèvement et le meurtre ciblés de
plusieurs personnes qui avaient surveillé les urnes dans un bureau de
vote d’Abobo pour le RHDP. Un membre de la famille de l’une des
victimes a déclaré :
Vers 18 heures le 18 décembre,
nous étions tous chez nous quand un groupe d’une dizaine de
policiers vêtus de noir est arrivé dans un camion de transport et
s’est stationné dehors. Ils sont descendus et ont
pénétré de force dans notre enceinte. À ce
moment-là, j’ai entendu une voisine qui appartient à [un
groupe ethnique qui a largement soutenu Gbagbo] qui disait : «
Regardez, il est là, c’est l’un des leurs. » Quelques
moments plus tard, ils se sont emparés de mon parent, qui est
âgé d’une quarantaine d’années, et ils
l’ont forcé à monter dans leur camion. […] À
peu près à la même heure, la femme qui aidait les policiers
à identifier les personnes qu’ils recherchaient a dit :
« L’autre est en train de prier dans la maison. » Ils sont
entrés dans la maison de l’autre [observateur des
élections], qui a environ 60 ans, pour le capturer. Il disait :
« Non, non… Au moins laissez-moi mettre mes chaussures »,
mais ils lui ont crié de les laisser et l’ont traîné
de force pour le faire monter dans le camion.
Environ une semaine plus tard, nous avons fini par trouver leurs corps à
la morgue de Yopougon. C’était très difficile. […]
J’ai vu des blessures par balle sur leur poitrine, et beaucoup de sang
sur leur tête. À la morgue, j’ai vu de nombreux corps,
couchés les uns sur les autres. La plus âgée des deux
victimes était le représentant du RDR à notre bureau de
vote. Il s’est interposé personnellement à la porte du
bureau de vote pour empêcher les gens du FPI qui étaient venus
voler les urnes.[61]
En plus de ces disparitions et de ces
tentatives d’enlèvement documentées, Human Rights Watch a
reçu des déclarations de la part de plus d’une dizaine de
voisins et de proches faisant état de véhicules 4x4 avec à
leur bord des hommes armés en tenue de camouflage qui sont venus au
domicile de dirigeants communautaires du RHDP, parfois à maintes
reprises. De nombreux responsables du RHDP à Abidjan ont été contraints de vivre dans la
clandestinité pendant plusieurs mois.
Assassinats
d’opposants présumés par les milices pro-Gbagbo
Des témoins ont raconté à
Human Rights Watch avoir vu des hommes battus à mort avec des briques,
des gourdins et des rondins de bois, ou abattus par des membres des milices
pro-Gbagbo à des postes de contrôle sauvages qu’ils avaient
érigés. De tels délits, prenant pour cible les Ivoiriens
du Nord et les immigrés ouest-africains, ont été
constatés pendant toute la crise post-électorale.
Les chercheurs de Human Rights Watch ont
documenté le meurtre d’au moins 13 hommes à des postes
de contrôle érigés par les milices pro-Gbagbo dans les
jours qui ont suivi la marche du 16 décembre. Dans de nombreux cas, des
témoins ont indiqué que des policiers, des gendarmes et
d’autres membres des forces de sécurité ont clairement pris
le parti des milices en s’abstenant d’intervenir lorsque des
exactions étaient commises, en les approuvant ouvertement pendant ou
après, ou en tirant même sur le corps des victimes. Nombre de ces meurtres
ont été commis à quelques mètres d’un
commissariat de police. Dans le cadre de la répression par les forces de
police des manifestations organisées par les pro -Ouattara,
des témoins ont raconté que les milices pro-Gbagbo ont aidé
les forces de sécurité, tirant parfois avec leurs kalachnikovs, leurs
pistolets ou leurs fusils de chasse sur des manifestants
désarmés.
La plupart des meurtres commis par les milices
ont eu lieu en plein jour. Les victimes étaient généralement
arrêtées à des postes de contrôle illicites et
sommées de présenter leur carte d’identité. Si les
miliciens considéraient que la tenue vestimentaire ou le nom des
personnes arrêtées était de type musulman ou
établissait leur appartenance à un groupe ethnique soutenant
Alassane Ouattara, ils les entouraient, les accusaient d’être des
« manifestants » ou des « rebelles »
et les frappaient à mort avec des barres de fer, des rondins de bois et
des briques. Les victimes et les témoins ont dans la plupart des cas identifié
les agresseurs comme étant des membres de la FESCI ou des Jeunes
patriotes, soit parce que ces victimes ou ces témoins les connaissaient
personnellement, soit parce que les agresseurs s’étaient
présentés comme tels, soit encore parce que le lieu de
l’agression le laissait penser—à proximité d’un
lieu de rassemblement des Jeunes patriotes ou d’une résidence
universitaire de la FESCI. [62]
Une femme qui vit dans le quartier de Riviera II
a décrit le meurtre d’un jeune par un groupe de membres de la
FESCI qui habitent dans les résidences universitaires près de
chez elle :
Dans l’après-midi du 16 décembre
après que les violences associées à la manifestation
s’étaient calmées, un groupe d’une vingtaine de
jeunes de la FESCI était rassemblé devant leur logement
universitaire. Alors qu’un jeune passait par là, les FESCI lui ont
crié d’approcher, mais il a manifestement eu peur et il
s’est mis à courir. Les FESCI l’ont pourchassé et
l’ont rattrapé au bout d’une trentaine de mètres et
se sont mis immédiatement à le rouer de coups, le frappant
à coups de bâton et avec des pierres jusqu’à ce
qu’il tombe, en sang.
Un autre groupe de FESCI est arrivé depuis son logement et l’un
d’eux lui a tiré dans la jambe avec un pistolet. Quelques minutes
plus tard, un camion des CECOS est arrivé sur les lieux. J’ai
entendu le jeune de la FESCI qui disait : « C’était un
manifestant, un rebelle. » Entendant cela, un policier du CECOS est
descendu de son véhicule, et il a tiré quatre fois sur le jeune
à la tête avec un long fusil . [63]
Un habitant d’Abobo a décrit le
meurtre de deux jeunes hommes commis le 13 janvier par des militants des
Jeunes patriotes qui tenaient un poste de contrôle juste devant leur
siège dans le quartier . Ce même jour, cinq
policiers avaient été tués dans ce quartier par des
agresseurs non identifiés liés, d’après le
gouvernement Gbagbo, aux forces pro-Ouattara.
L’habitant a déclaré :
Vers 10 heures du matin, alors que je
parvenais à la route principale, une femme m’a informé que
les Patriotes tuaient des gens à nouveau. Je suis allé prudemment
jusqu’à un endroit d’où je pouvais voir ce qui se
passait, et là j’ai vu un jeune homme allongé au milieu de
la route. […] Sa tête était couverte de sang et j’ai
vu des briques par terre sur la route à proximité. Il y avait une
vingtaine de Patriotes qui marchaient tout autour de l’homme mourant,
portant du bois et des briques. Le jeune homme respirait à peine,
c’étaient ses derniers moments. Je suis passé rapidement
à côté en traversant la route ; je voulais courir mais
si je n’avais pas marché normalement ils s’en seraient pris
à moi .
Ensuite, juste après midi, j’ai vu un second meurtre. Le dirigeant
local des Patriotes et quelques autres pourchassaient un jeune homme depuis une
rue qui mène à l’autoroute. Alors qu’ils arrivaient
à la route, l’homme s’est retrouvé coincé
derrière un minibus ; il s’est retourné avec les mains
en l’air et l’un des Patriotes l’a poignardé à
plusieurs reprises avec un couteau. […] La victime est tombée,
puis deux autres hommes ont attrapé une petite table en bois et ils
s’en sont servis pour frapper l’homme, encore et encore ; ils
l’ont battu à mort. Après l’avoir tué, les
trois hommes se sont retournés calmement, ont mis leurs mains dans les
poches et se sont éloignés. Nous avons appris plus tard que les
victimes étaient des jeunes du RHDP.[64]
Violences
sexuelles
Human Rights Watch a documenté les viols
collectifs de 14 femmes à Abobo par des membres des forces de
sécurité ou de milices pro-Gbagbo—agissant de concert dans
plusieurs cas—dans les jours qui ont suivi la marche du 16 décembre.
Parmi les victimes se trouvaient trois jeunes filles, dont deux de 16 ans
et une de 17 ans, et une femme enceinte de huit mois. Dans trois de ces cas,
les époux des victimes ont été assassinés en
même temps. Les agresseurs donnaient souvent à leur geste une
motivation politique, disant à leurs victimes de faire part de leur
« problème » à
Alassane Ouattara.
Une femme de 25 ans, victime d’un
viol collectif avec plusieurs autres femmes alors qu’elles rentraient
chez elles après la marche du 16 décembre, a
péniblement raconté à Human Rights Watch son agression :
Nous rentrions de la marche à environ vingt
heures. Au parlement [des Jeunes patriotes] dans le quartier Avocatier [d’Abobo],
il y avait un barrage routier. Le matin, il n’y en avait pas. Comme nous
étions nombreux, nous avons pensé que nous pouvions continuer ensemble
et rentrer chez nous. Ils nous ont attaqués, tuant les hommes et nous
violant. Ils nous ont violées en plein sur la place du parlement.
Ils ont emmené les filles de force sur la place et ont frappé les
hommes avec des gourdins. Certains ont réussi à fuir. Un homme
m’a mis les mains dans le dos, un autre a plaqué sa main sur ma
bouche. Trois autres m’ont tenu les jambes, et ils m’ont
violée. Ils ont déchiré mes habits. Je portais un
tee-shirt du RDR, un pagne et des collants en dessous. […] Quatre hommes
m’ont fait ça. J’ai essayé de les en empêcher,
en vain. C’est pourquoi j’ai la mort dans l’âme. Ils
m’ont frappée avec des gourdins, avec la crosse de leurs fusils.
Il y avait parmi eux beaucoup d’hommes en tenue, ainsi que des jeunes
avec des brassards rouges autour du bras. […] Lorsqu’ils
étaient sur moi, ils violaient d’autres filles autour de moi. Ils
ont dit d’aller raconter à Alassane qu’ils m’avaient
violée. […] Je suis rentrée chez moi seule, en sang.[65]
Une autre femme de 25 ans qui a
été violée par trois soldats et un civil a vu son mari
exécuté devant elle le 17 décembre :
Vers 22 heures, les militaires sont
venus chez moi ; ils étaient huit portant des treillis avec des
pièces rouges, et un des Jeunes patriotes du quartier. Quand ils ont
enfoncé la porte, j’ai couru pour attraper mon fils de trois ans
et je l’ai tenu contre moi. Je hurlais tandis qu’ils frappaient mon
mari, alors l’un d’eux m’a frappé violemment à
la tête avec la crosse de son fusil, et il a déchiré ma
chemise. […] Quand il a vu que je portais une chemise avec la photo
d’Alassane, ils sont devenus fous. Ils m’ont arraché mon
fils des bras et l’ont jeté à la porte, puis ils m’ont
tirée dans la chambre, m’ont arraché mes vêtements et
se sont jetés sur moi ; quatre d’entre eux l’ont fait,
dont le Patriote. Je me suis battue et l’un d’eux m’a
frappée avec sa ceinture. Je suis sortie de la pièce quand ils
ont eu terminé, et j’ai vu qu’ils avaient fait mettre mon
mari à genoux avec les mains en l’air. Ils lui ont tiré
deux fois dans le dos. […] Avant qu’ils l’abattent, mon mari
hurlait : « Ma famille, ma famille… »
En partant, l’un d’eux a dit :
« Va dire à Alassane que c’est nous qui t’avons
fait ça. » Mes enfants ont vu leur père se faire tuer
sous leurs yeux et maintenant ils se réveillent la nuit en pleurant. Mon
mari était actif dans le RDR, c’est peut-être pour ça
qu’ils nous ont attaqués . [66]
Les agressions se sont poursuivies dans le
quartier pendant plusieurs jours après la marche du 16 décembre.
Une femme de 20 ans a raconté avoir été violée
chez elle avec deux membres de sa famille, dont une jeune fille
âgée de 16 ans, le 19 décembre vers une heure du
matin. Les six agresseurs, dont cinq en tenue noire, ont frappé à
la porte de leur appartement dans le quartier d’Abobo et exigé que
les femmes ouvrent pour laisser entrer la police. Une fois la porte ouverte, les
hommes « nous sont tombés dessus—deux d’entre eux
se sont servis de moi ; je ne voulais pas ce qu’ils faisaient ;
ils m’ont frappée jusqu’à ce que je n’aie plus
le choix. […] Quand ils ont eu fini, ils ont pris notre sœur,
et nous n’avons pas réussi à la retrouver. Ils m’ont
violée dans la chambre, ma sœur dans le salon, et l’autre [s œ ur] qui a disparu juste devant la cour » . [67]
Forces pro-Ouattara dans le nord du pays
Après les élections, les militaires
des Forces nouvelles ont intimidé, menacé et, dans quelques cas,
tué ou violé des personnes liées au parti politique de
Laurent Gbagbo dans le Nord, en plus de voler leurs biens. Human Rights Watch a
interrogé trois femmes qui ont été violées durant
cette période. Les exactions furent de bien moins grande ampleur que
celles commises par les forces de Laurent Gbagbo à Abidjan.
Entre le second tour des élections et
le 24 février, lorsque les affrontements ont éclaté
dans l’extrême ouest du pays entre les forces armées des
deux camps, près de 40 000 réfugiés ont franchi
la frontière avec le Libéria—la grande majorité
d’entre eux fuyant la région contrôlée par les Forces
nouvelles des Dix-Huit Montagnes pour trouver refuge dans le comté de
Nimba au Libéria.[68]
Lorsque Human Rights Watch a mené sa première mission le long de
la frontière ivoiro-libérienne fin décembre 2010, le
nombre de réfugiés atteignait déjà 13 000.[69]
Des dizaines de réfugiés
interrogés à l’époque par Human Rights Watch ont déclaré
être partis parce qu’ils avaient été harcelés
ou intimidés par les militaires des Forces nouvelles à la veille
et au lendemain du second tour des élections. Pour la plupart, ces
réfugiés avaient participé activement ou affiché
leur soutien à la campagne de Laurent Gbagbo. Un homme de 40 ans a
déclaré à Human Rights Watch avoir été battu
par des militaires des Forces nouvelles pour avoir été le
représentant du parti de Laurent Gbagbo dans un bureau de vote de
l’extrême ouest du pays. Il a montré à Human Rights
Watch ses cicatrices, toujours visibles un mois après, sur son
crâne et sa main droite. Il a fui au Libéria lorsqu’il a
appris par des amis que les militaires des Forces nouvelles le recherchaient
à nouveau.[70]
Lorsque la Cour constitutionnelle a
proclamé Laurent Gbagbo vainqueur, des témoins ont raconté
que des dizaines de militaires des Forces nouvelles ont quitté presque
immédiatement leur bastion de Danané pour se déployer dans
des villages censés soutenir Laurent Gbagbo. Les réfugiés
se sont enfuis dans la brousse à l’arrivée des militaires,
dont un homme de 38 ans du village de Mahapleu :
Le mardi 30 novembre, ma
grand-mère m’a dit qu’elle avait entendu dire qu’il
allait y avoir des problèmes, et elle m’a dit de ne pas traverser
[au Libéria] tout de suite. Au lieu de cela, je suis allé dans la
brousse pendant deux jours. Pendant ce temps, six militaires des Forces
nouvelles sont venus dans le village à la recherche de partisans de
Laurent Gbagbo. Nous étions cinq [pro-Gbagbo] dans le village. Ils ont
fracturé la porte de ma maison pour me trouver. Ils n’agissaient
pas au hasard.[71]
Dans un cas particulièrement odieux,
une femme a expliqué que son époux avait été
enlevé, qu’elle avait ensuite été passée à
tabac, ainsi que son fils de 7 ans, qui était mort de ses
blessures :
Mon mari, un militaire [pro-Gbagbo] a
été enlevé par les FN plusieurs semaines après les
résultats des élections. Des hommes sont venus frapper à
la porte et ont demandé à le voir. Mon mari a répondu et a
dit : « Qui est là ? » Un homme a
répondu : « C’est ton ami. » Mon mari a
ouvert la porte et quatre hommes des FN en civil sont entrés et
l’ont ligoté. Ils l’ont sorti. […] Ils étaient
sept au total. Les trois autres sont restés et ont commencé
à me frapper. L’un d’entre eux a dit : « On
devrait violer cette femme », mais les deux autres ont répondu :
« Non, ce n’est pas notre mission, il ne faut pas perdre de
temps. » Ils m’ont alors frappée, ainsi que mon plus
jeune fils âgé de sept ans. Il leur criait après, alors ils
l’ont battu avec des bâtons et d’autres objets. Il a perdu connaissance,
puis ils sont partis et nous avons décidé de quitter notre
village pour rejoindre celui d’à côté. [Entre ce
village] et la frontière libérienne, le garçon a
commencé à se plaindre de douleurs et à cracher du sang.
Nous avons dormi dans la brousse, et il y est mort. Je ne sais toujours pas
où se trouve mon mari.[72]
Human Rights Watch a également
documenté les exactions commises dans au moins trois villages par les
Forces nouvelles à l’encontre de partisans de Laurent Gbagbo, qui
se sont livrées au pillage des habitations et des commerces et ont
emporté des motocyclettes, des marchandises, de l’argent et d’autres
objets de valeur. Un homme de 37 ans vivant dans l’un de ces
villages a raconté à Human Rights Watch :
Pendant les élections, nous menions
campagne pour Gbagbo et lorsque les résultats ont été
annoncés, les Forces nouvelles sont venues et nous ont pris nos
motocyclettes. […] Je me suis caché pendant trois jours. Je suis
sorti de ma cachette le 14 décembre. Deux personnes m’ont dit
que les Forces nouvelles me recherchaient. Le 14 au soir, les rebelles
sont arrivés de Danané vers 20 heures ; je ne
pourrais pas dire combien de véhicules il y avait, mais ils avaient des
4x4 et des motocyclettes. Ils portaient la tenue des Forces nouvelles et avaient
des lance-roquettes et des kalaches. Je me suis réfugié dans la
brousse et ils ont dit à mon frère : « N’aie
pas peur, nous sommes ici pour vous protéger, ainsi que vos
biens. » Le soir même, ils ont volé mon frère.
Ils ont pris notre motocyclette et notre téléphone portable ;
au total, ils ont volé 20 motocyclettes dans le village.[73]
La plupart des réfugiés ont
déclaré à Human Rights Watch avoir fui par crainte des
exactions, le souvenir du conflit armé de 2002-2003 et de ses
prolongements—et notamment des abus commis par les Forces nouvelles—étant
resté particulièrement vif dans les mémoires. Un
réfugié de 39 ans de Zouan-Hounien a indiqué :
En 2003, j’ai été
emprisonné à Danané pendant un mois, mais grâce
à l’intervention de l’ONUCI, j’ai été
libéré. J’étais accusé d’avoir soutenu
Gbagbo après les élections [de 2010], et lorsque c’est
arrivé [la controverse électorale], j’ai
décidé de partir. […] Je ne voulais pas revivre la
même chose. Avant que je parte [pour le Libéria], les rebelles me
recherchaient et questionnaient mes amis. Ces derniers m’ont dit de faire
attention. Le même militaire des Forces nouvelles qui m’avait
arrêté en 2003 est revenu dans le village à ma recherche.[74]
Les militaires des Forces nouvelles s’en
sont également pris à des femmes qu’ils ont
agressées sexuellement pour leur soutien réel ou
présumé à Laurent Gbagbo. Human Rights Watch a
documenté sur cette période trois cas de viols survenus
immédiatement après le second tour des élections, dont le
viol de l’épouse d’un responsable de la campagne de Laurent
Gbagbo par des militaires des Forces nouvelles venus chercher son mari.[75]
Une femme de 36 ans a assisté depuis chez elle au viol de deux
autres femmes de son village, dont une femme enceinte violée par quatre militaires
des Forces nouvelles.[76]
Plusieurs réfugiés au Libéria ont également
déclaré à Human Rights Watch que des militaires des Forces
nouvelles étaient venus dans leurs villages et avaient forcé les
femmes à leur faire la cuisine et, dans certains cas, à
être leurs « épouses » forcées.[77]
II. Vers
un conflit armé : février à mi-mars 2010
Fin janvier, le pays se dirigeait vers un
conflit armé de grande ampleur. Le gouvernement Gbagbo et ses plus
fervents partisans, principalement par l’intermédiaire de la RTI,
la chaîne de télévision d’État, ont
intensifié leurs incitations à la violence contre les sympathisants
d’Alassane Ouattara et le personnel des Nations Unies. Les « étrangers »,
sous-entendu les Ivoiriens du Nord et les immigrés ouest-africains, ont
été confrontés à un discours incendiaireparticulièrement
intense. Par ailleurs, une attaque-surprise menée à Abobo par un
groupe se faisant appeler le « Commando invisible »
a entraîné la perte du contrôle de certaines zones du
quartier par les forces de Laurent Gbagbo. Ces deux événements—incitation
à la xénophobie et premier signe de menace militaire—ont
suscité une plus grande violence de la part des milices de Laurent
Gbagbo qui, souvent, n’ont pas hésité à brûler
vifs les Ivoiriens du Nord et les immigrés ouest-africains qui avaient
le malheur de passer par les points de contrôle de plus en plus nombreux.
Lors d’un épisode qui a illustré de façon
particulièrement frappante le refus de Laurent Gbagbo de céder le
pouvoir, les forces de sécurité sont allées
jusqu’à ouvrir le feu sur des femmes qui participaient à un
rassemblement pacifique à Abobo, tuant sept d’entre elles.
Dans l’autre camp, le Commando invisible
a été le principal responsable des exactions documentées
sur cette période, dont une attaque contre des civils dans un village
pro-Gbagbo et l’exécution sommaire de prisonniers membres des
forces de sécurité de Laurent Gbagbo. Le Commando invisible,
s’il comptait des militants pro-Ouattara, n’affichait aucune
chaîne de commande claire avec le gouvernement Ouattara. Celui qui
apparaissait être à la tête du Commando invisible, connu
sous le nom d’IB Coulibaly, était un ex-commandant
supérieur des Forces nouvelles qui s’était violemment
opposé à Guillaume Soro sur le contrôle du groupe rebelle
en 2003. [78] Cette lutte intestine aboutira à la mort d’IB Coulibaly,
tué par les Forces républicaines de Guillaume Soro le
27 avril 2011. Mais la séparation entre les forces d’IB
Coulibaly et celles de Guillaume Soro n’a pas toujours
été totale lorsque les opérations visant à
évincer Laurent Gbagbo se sont poursuivies ; de nombreux habitants
d’Abobo et des sources proches des Forces nouvelles ont
déclaré à Human Rights Watch que certains
éléments sous le commandement ultime de Guillaume Soro se
trouvaient à Abobo à ce moment-là et avaient
également été impliqués dans des exécutions
sommaires.
Les forces pro-Gbagbo
Incitations à la violence par le camp
Gbagbo
Pendant toute la période post-électorale,
le camp Gbagbo a fait de la Radio télévision ivoirienne (RTI),
la chaîne d’État, ce que l’on pourrait qualifier de
machine de propagande perpétuelle. Les chercheurs de Human Rights Watch
ont pu visionner de nombreuses émissions qui dénonçaient
les « étrangers » et les Nations Unies, et
appelaient les partisans de Laurent Gbagbo à s’élever
contre eux. Le terme « étranger »
était en permanence utilisé par les militants pro-Gbagbo pour
désigner les immigrés ouest-africains et les groupes ethniques du
Nord. Souvent, de telles déclarations émanaient de sources
officielles du gouvernement. En réponse aux discussions de la CEDEAO,
fin décembre, sur une éventuelle intervention militaire, par
exemple, Laurent Gbagbo et son porte-parole ont émis des menaces
voilées à l’égard des immigrés
ouest-africains en cas d’une telle intervention. [79]
Le 10 janvier, le Conseil de
sécurité des Nations Unies a exigé « un
arrêt immédiat de l’utilisation des médias,
spécialement par l’intermédiaire de la RTI, pour propager
de fausses informations et inciter à la haine et à la violence, y
compris contre l’ONU ». [80] Dans un
article du 13 janvier, Reporters sans frontières a
déclaré que les journalistes supposés proches
d’Alassane Ouattara avaient été « mis
à l’index » par « la chaîne
d’État, en particulier Radio-Télévision Ivoirienne
(RTI), et [le quotidien] Fraternité Matin »—tous
deux étant devenus de plus en plus virulents. Le 19 janvier, les Conseillers spéciaux du
Secrétaire général des Nations Unies pour la prévention
du génocide et pour la responsabilité de protéger se sont
déclarés très inquiets « d’apprendre
que des propos haineux visant à inciter à des attaques violentes
contre certains groupes ethniques et nationaux [continuaient]
d’être tenus ». [82]
Les incitations à la violence se sont
cependant faites de plus en plus fréquentes et virulentes. Le
25 février, lors d’une réunion retransmise ensuite
à la télévision, Charles Blé Goudé a tenu
les propos suivants à ces partisans :
Je vous donne cet ordre, qui doit être
appliqué dans tous les quartiers. [...] Lorsque vous rentrez dans vos
quartiers, [...] vous devez occuper des points de contrôle pour
surveiller les allées et venues dans vos quartiers et dénoncer
tout étranger qui y entre. [83]
Dans la même retransmission, un membre
des Jeunes patriotes déclarait : « Si vous êtes
ivoirien, vous devez dénoncer les [étrangers] à
tout moment, et si vous ne les dénoncez pas, c’est que vous
êtes un rebelle, vous êtes l’ennemi de la Côte
d’Ivoire, et vous devez être traité comme tel. »
En effet, comme illustré en détail un peu plus loin, Human Rights
Watch a documenté une hausse sensible du nombre de points de
contrôle—et du nombre d’attaques ciblées, y compris
des meurtres, à l’encontre des groupes supposés
pro-Ouattara—au cours des jours qui ont suivi la retransmission
télévisée. Certains témoins des exactions ont
affirmé avoir entendu des miliciens faire référence
à « l’ordre » de Charles Blé
Goudé.
Les attaques au vitriol à
l’encontre des groupes pro-Ouattara ont continué de prendre de
l’ampleur lorsque les combats entre les forces pro-Ouattara et les forces
pro-Gbagbo ont ouvertement commencé. À la mi-mars, ces attaques
étaient souvent devenues extrêmement déshumanisantes,
consistant à comparer ces groupes à des animaux et à
encourager la croyance selon laquelle tous les partisans d’Alassane
Ouattara étaient des « rebelles ». Dans
l’édition du 9-15 mars du journal Le Temps, autrefois
détenu par la deuxième épouse de Laurent Gbagbo, Nadiana
Bemba, et encore proche du régime Gbagbo, un journaliste a
écrit :
Les « Blakoros »
d’Alassane Ouattara ont détalé comme des rats dans les
champs de manioc, suivis des mercenaires burkinabés qui ont
été à l’épreuve du feu de forces régulières.
[…] Ces rebelles […] en déroute devant les hommes du
général Mangou, qui ont infesté Abobo comme des rats des
villes et des champs, proviennent en fait des égouts empuanties [sic] de
la rébellion. […] [C]omme des hyènes, [Alassane Ouattara et
le Président français Sarkozy] ricanent et bavent à la vue
des macchabées en décomposition qui constituent leur menu
macabre. […]. À Abobo, mercenaires, rebelles, Licorne et UNOCI
portent les mêmes habits. C’est dire que dans les égouts
d’Abobo, nul n’est besoin de distinguer telle vermine de telle
autre. [84]
L’Associated Press a également
rapporté que lors d’une transmission de la RTI à cette
époque, « le présentateur souriait alors
qu’il relatait un incident au cours duquel une douzaine de rebelles
supposés avaient été tués par des soldats
pro-Gbagbo dans le centre d’Abidjan, disant d’eux qu’ils
s’étaient fait abattre comme de faibles oiseaux. Des images
des corps ensanglantés ont été diffusées
parallèlement à des images de soldats se tapant dans la main et
d’une foule les acclamant ». [85]
Le 18 mars, un jour après le
lancement de tirs de mortier sur un marché d’Abobo par les forces
de Laurent Gbagbo, qui ont tué quelque 25 civils, le porte-parole
de Laurent Gbagbo, Ahoua Don Mello, a déclaré sur la RTI :
« Son Excellence […] Laurent Gbagbo demande aux
Ivoiriens de prendre leurs responsabilités et appelle les citoyens et
les forces de sécurité à une plus forte collaboration [...]
de façon à neutraliser toute présence suspecte dans notre
environnement. » [86] Le lendemain, Charles Blé Goudé a appelé ses
jeunes militants à « se faire enrôler dans
l’armée afin de libérer la Côte d’Ivoire de ces
bandits ». [87] Ces deux déclarations entérinent officiellement une
réalité de longue date concernant la présence des milices
violentes pro-Gbagbo au centre des efforts de défense du régime.
Ce faisant, comme durant toute la crise, aucune tentative n’a
été faite pour distinguer les civils des cibles militaires. Les
Ivoiriens du Nord et les immigrés ouest-africains, sans cesse
déshumanisés, représentaient tous une « présence
suspecte » potentielle qu’il fallait « neutraliser »—car
la « vermine » ne se distingue pas. Des centaines
d’autres exactions ont suivi.
Violence ciblée contre les
immigrés ouest-africains à Abidjan
Alors que les tensions s’intensifiaient
en février, les immigrés issus du Burkina Faso, du Mali, de la
Guinée, du Sénégal, du Niger et du Nigeria ont
été soumis à un flux régulier et de plus en plus
violent d’exactions commises par des miliciens et des membres des forces
de sécurité de Laurent Gbagbo. Un grand nombre
d’immigrés ouest-africains interrogés par Human Rights
Watch ont déclaré que la violence avait commencé fin
décembre après que l’organisme régional de la CEDEAO
avait reconnu Alassane Ouattara comme Président et avait ouvertement
abordé la possibilité d’une intervention militaire pour
démettre Laurent Gbagbo de ses fonctions. Toutefois,
d’après eux, les attaques se sont largement intensifiées
après les affrontements du 24 février entre les deux forces
armées à Abobo et dans la ville voisine d’Anyama, ainsi
qu’après une réunion télévisée du
25 février au cours de laquelle Charles Blé Goudé a
appelé les jeunes pro-Gbagbo à mettre en place des barrages
routiers et à « dénoncer » les
étrangers. Human Rights Watch a documenté l’assassinat
d’au moins 32 immigrés ouest-africains et Ivoiriens du Nord
au cours de cette période ; 14 d’entre eux ont
été passés à tabac ou brûlés vifs. De
plus, des pillages généralisés de nombreux magasins et de
maisons dont ils étaient propriétaires ont été
perpétrés, ainsi que l’expulsion systématique des d’immigrés
ouest-africains d’au moins trois quartiers d’Abidjan après
le 25 février.
La majorité de ces attaques ont eu lieu
dans les quartiers de Yopougon, de Port-Bouët et de Cocody à
Abidjan, où les milices pro-Gbagbo étaient très
présentes. De nombreuses victimes ont affirmé avoir entendu des
miliciens faire référence à « l’ordre
» de Charles Blé Goudé alors qu’ils commettaient des
exactions à leur encontre, notamment un commerçant qui, au cours
d’une attaque du 1er mars, a entendu les miliciens
dire : « Notre général [Blé
Goudé] nous a envoyés pour sécuriser ce quartier, ce
qui signifie que tous les [...] Mossis [un groupe ethnique du Burkina Faso],
Maliens [...] doivent quitter
ce lieu. » [88] Le jour
du discours de Charles Blé Goudé, deux jeunes porteurs du
marché de Yopougon ont été ligotés, jetés
dans leurs charrettes à bras et brûlés vifs. [89] Le 3 mars, un homme handicapé du Burkina Faso
accusé par des miliciens de cacher des rebelles dans sa maison a
été emmené dans un bâtiment abandonné de
Port-Bouët et brûlé vif. [90]
Un jeune Malien de 21 ans qui a
été détenu avec six autres hommes qu’il pensait
être des immigrés ouest-africains a décrit comment cinq
d’entre eux ont été exécutés à bout
portant par des miliciens pro-Gbagbo après avoir été
arrêtés le 6 mars dans les rues de Yopougon :
Ce jour-là, je portais des
vêtements sales car je travaillais comme porteur. Voilà comment ils
savaient que j’étais malien—nous formons la plus grande
partie des porteurs. Alors que je marchais, six gars armés de kalaches sont
arrivés derrière moi, et l’un d’eux a enfoncé
son arme dans mon dos et m’a poussé vers la route. Ils ont fait la
même chose à d’autres, et bientôt ils avaient sept
d’entre nous. Nous étions tous ressortissants CEDEAO. Ils nous ont
mis de force dans deux taxis, et quand nous sommes arrivés à une
maison inachevée, ils nous ont forcés à descendre au
sous-sol. Il y avait d’autres gars qui attendaient avec des kalaches. Il
y faisait sombre, alors ils ont utilisé leurs téléphones portables
en guise de lampes pour nous faire descendre. Il y avait une odeur horrible. [...] Ils nous ont battus avec une barre de fer et une ceinture qui
avait une boucle métallique tranchante. Quatre d’entre eux
montaient la garde avec leurs fusils pointés sur nous à tout
moment. Chacun d’entre eux dans le sous-sol portait une cagoule. Ils ont
ensuite attaché des bandanas noirs sur les yeux des deux premiers types,
et l’un des Patriotes les a exécutés à bout portant.
Un autre gars éclairait la zone pour lui avec un portable pour
s’assurer qu’il ne le rate pas, même si la distance
n’était que de deux mètres. Ils ont fait la même
chose pour les trois suivants, alors qu’ils demandaient pardon, pardon.
Cinq ont été exécutés juste à
côté de moi, alors qu’ils étaient à genoux.
Pendant tout ce temps, ils n’ont pas arrêté de dire que nous
étions des rebelles, nous étions des rebelles.
Quand ils ont essayé de mettre le bandana sur ma tête, je me suis
défendu. Chaque fois qu’ils ont essayé, je me
débattais. Alors ils m’ont de nouveau battu avec la barre de fer.
J’ai continué à refuser de les laisser me mettre le
bandana, comme l’a fait le gars à côté de moi, un
jeune du Nigérien. Finalement, je les ai entendus dire qu’ils
allaient nous finir ailleurs, et ils nous ont ramenés à
l’extérieur. Ils ont mis le Nigérien de force dans un taxi,
mais j’ai vu une autre voiture arriver et j’en ai profité
pour m’enfuir. Ils ont tiré deux coups de feu par derrière,
mais ne m’ont pas touché. J’ai couru et puis une fois hors
de vue, j’ai trouvé un endroit pour me cacher. J’ai fini par
rentrer chez moi. [91]
Outre les meurtres, les forces de
sécurité et les milices ont détruit les maisons et les
commerces des partisans d’Alassane Ouattara. Plusieurs commerçants
maliens et nigérians qui vendaient de l’essence, du bois et des
pièces automobiles sur un marché du quartier de Sebroko, une zone
dominée par les marchands ouest-africains, ont décrit comment, le
24 février, des membres de la Garde républicaine
étaient arrivés pour disperser une manifestation pacifique qui se
tenait à proximité et avaient ensuite ouvert le feu et
jeté des grenades dans leurs magasins, provoquant un gigantesque incendie
et détruisant au moins 35 magasins. Un Malien a raconté
avoir entendu un soldat crier : « Dites adieu à vos
magasins ! » avant d’ouvrir le feu sur un stand
d’articles hautement inflammables. [92] Des
témoins ont déclaré que, tandis qu’un groupe de
Maliens essayait de sauver les articles de leurs magasins en feu, la Garde
républicaine leur avait tiré dessus, tuant deux personnes. [93]
Un homme âgé de
nationalité malienne qui avait vécu dans le quartier de Yopougon
pendant 35 ans a également décrit comment le 10 février,
des miliciens qui occupaient un point de contrôle près de sa
maison y ont mis le feu pendant que lui, ses trois femmes et leurs
15 enfants dormaient—les forçant à fuir le quartier.
Alors qu’ils s’en allaient, les Jeunes patriotes l’ont averti
de ne jamais revenir, faute de quoi ils « le couperaient lui et
sa famille en morceaux ». [94]
Human Rights Watch a documenté
plusieurs attaques perpétrées par des groupes de miliciens et les
forces de sécurité agissant de concert. Un commerçant
nigérian a ainsi décrit une attaque perpétrée le 1er mars
par le CECOS et des miliciens au cours de laquelle les assaillants ont
brûlé vifs deux Nigériens, l’un
vendeur de bois et l’autre chauffeur de taxi portant un habit
traditionnel musulman :
Après avoir pillé et mis le feu
à six étalages, ils sont retournés sur la route où
ils sont tombés sur un Nigérien âgé qui vendait du
bois. Ils l’ont frappé, puis emmené à un poste de
police en disant : « Nous avons trouvé un rebelle et un
assassin ! » Ils sont sortis quelques minutes plus tard.
L’homme criait : « Non, non, je suis un Haoussa du Niger
[...] Je ne suis pas un rebelle ! » En quelques minutes, ils
lui avaient mis un pneu autour du cou, l’ont aspergé
d’essence et lui ont mis le feu. C’est arrivé juste en face
du poste de police mais ils n’ont rien fait. Une demi-heure plus tard,
ils ont arrêté un taxi à leur barricade, en ont tiré
un homme dont nous avons appris plus tard qu’il était
également nigérien, l’ont battu cruellement, lui ont
lié les mains et les jambes, puis l’un d’eux lui a coupé
ses [organes génitaux] [...]. Ensuite, ils ont apporté un pneu et
de l’essence et l’ont brûlé vif. [...] Tout
s’est passé si vite. [95]
Les Ivoiriens originaires du nord du pays
étaient également ciblés, comme l’a raconté
un témoin qui, fin février, a vu des miliciens brûler vif
un homme et trancher la gorge à un autre, à un point de
contrôle de Yopougon :
Nous avons été attaqués
par les Patriotes qui nous ont ordonné de quitter Yopougon. Environ 200
d’entre nous avons décidé de fuir. Alors que nous prenions
la fuite, les Patriotes criaient : « Rentrez chez vous, vous
êtes tous des imbéciles. Gbagbo est notre Président,
quittez cet endroit ou nous allons tous vous tuer. » Nous sommes
partis avec ce que nous pouvions mettre dans nos sacs. [...] Depuis
l’endroit où nous vivions jusqu’à la sortie de
Yopougon, il y avait sept points de contrôle occupés par des
Patriotes ; ils étaient armés de machettes et de blocs de
bois. À chaque point de contrôle, ils ont exigé de
l’argent et nous ont menacés si nous ne pouvions pas payer. Aux
environs de 14 heures, nous avons atteint le dernier. Ils ont
arrêté un jeune homme Dioula [96] qui
avait environ 20 ans, et lui ont demandé sa carte
d’identité. Il était terrifié et s’est mis
à courir. Les Patriotes l’ont capturé presque
immédiatement. Le garçon disait : « Je n’ai
rien à voir avec le problème, je vous en prie. » Avant de le tuer, les Patriotes ont dit :
« Toi, tu es un Dioula, c’est vous qui apportez la guerre en
Côte d’Ivoire. » Ils l’ont battu avec du bois et
des machettes, puis l’un d’eux a sorti un grand couteau, le genre
que vous utilisez pour tuer un mouton, et l’a égorgé.
C’était à deux mètres à peine de moi. Il a
commencé à trembler alors que la vie s’écoulait hors
de lui. Quand j’ai vu le jeune se faire tuer, j’ai pensé
qu’ils allaient également tuer mon propre enfant.
C’était la seule chose à laquelle je pouvais penser :
mon fils, mon fils [...] La mère du garçon et d’autres
membres de sa famille étaient là, dans le groupe avec nous, mais
ils ne pouvaient rien dire. Tout ce qu’ils pouvaient faire avec toute
cette douleur dans leur c œ ur
était de s’en aller. Lorsque nous avons été à
une certaine distance, la mère a commencé à pleurer. [97]
Attaques de mosquées, de musulmans et
d’imams
À plusieurs reprises pendant la crise,
les forces pro-Gbagbo, y compris les unités de force de
sécurité d’élite et les milices, ont attaqué
des mosquées et exécuté des imams de manière
ciblée. Ni l’ancien Président Gbagbo, ni ses militaires ou
dignitaires n’ont dénoncé ces attaques à
l’encontre d’individus et d’institutions religieuses. Dans un
pays divisé relativement équitablement entre musulmans et
chrétiens, la base politique d’Alassane Ouattara des groupes
ethniques du nord du pays était essentiellement, mais assurément
pas exclusivement, musulmane, [98] tandis que les partisans et militants de Laurent Gbagbo étaient
principalement chrétiens. [99] Comme pour l’ethnicité, toutefois, la religion est
étroitement liée à la politique en Côte
d’Ivoire, et il est souvent difficile de démêler la
motivation première de certaines attaques. Pour la grande
majorité des Ivoiriens, il n’existe aucune division, ni
hostilité inter-religieuse, mais avec l’intensification de la
crise, l’association entre Alassane Ouattara et les partisans musulmans a
entraîné un grand nombre d’attaques à
l’encontre d’institutions et de leaders musulmans. De telles
attaques pourraient bel et bien être considérées comme des
crimes de guerre en vertu du Statut de Rome et du droit international
humanitaire. [100]
Les premières attaques de ce genre se
sont déroulées le 17 décembre. Deux mosquées
d’Abobo ont été la cible de grenades propulsées par
lance-roquettes (RPG) à l’heure de la prière du vendredi,
et une autre mosquée a été attaquée à
Bassam, une ville côtière à une vingtaine de
kilomètres d’Abidjan. [101] Un témoin des attaques d’Abobo a raconté à
Human Rights Watch ce qu’il avait vu :
Vers midi, je suis allé à la
mosquée—la prière commence à 13 heures, mais
nous avons généralement une réunion une heure avant.
J’ai vu des militaires à proximité et quelques voitures—un
camion et un 4x4. Peu après mon arrivée, j’ai entendu des
coups de feu provenant de l’extérieur. La mosquée
était attaquée avec des armes lourdes. J’ai entendu
quelqu’un crier : « En position, en position… Feu !
Feu ! », comme s’il y avait une guerre. Et puis,
‘boom.’ La première roquette a traversé la
mosquée et a explosé, formant un énorme trou près
de la salle des femmes, détruisant le mur. Une autre a transpercé
la mosquée de part et d’autre. La mosquée était pleine
de personnes qui se sont mises à courir. J’ai entendu cinq ‘booms’ ;
je crois que quatre roquettes se sont abattues sur la mosquée. Avant
l’attaque, ils n’ont pas lancé de gaz lacrymogènes,
ni ordonné l’évacuation du bâtiment.
Alors que je sortais en courant, j’ai vu des hommes en tenue noire tirer
dans tous les sens. J’ai couru jusque chez moi ; ma maison se trouve
de l’autre côté de la rue, à une quinzaine de
mètres seulement. De la fenêtre, j’ai vu les hommes
armés capturer un partisan du RDR de 24 ans, ainsi qu’un
Burkinabé de 24 ans. Ils ont tenté de fuir, mais la police
les a attrapés et les a frappés, puis les a amenés de
force dans le camion. J’ai l’impression que la police les a
attrapés parce qu’ils étaient les premiers jeunes sur qui
elle tombait ; je ne crois pas qu’elle les recherchait en
particulier. Les policiers les ont frappés jusqu’à ce
qu’ils s’effondrent, leur ont donné des coups de pied et
ordonné de se relever. J’ai entendu les policiers hurler :
« Nous allons tous vous tuer dans ce quartier, vous êtes tous
des ADO [initiales d’Alassane Ouattara]. » […] Les
familles les ont cherchés partout—dans les hôpitaux, les
commissariats, les morgues. Je passe voir leurs parents tous les jours ;
à chaque fois on parle de leurs fils et ils se mettent à pleurer. [102]
Fin février, avec l’escalade des
tensions et les combats fréquents dans Abobo et dans
l’extrême Ouest, les mosquées sont devenues la cible
d’un plus grand nombre d’attaques perpétrées par les
miliciens pro-Gbagbo. L’Associated Press a fait état d’au
moins dix attaques de mosquées entre fin février et fin mars. [103] Selon les témoignages recueillis par Human Rights Watch, durant
la seule journée du 25 février, encore un vendredi, le jour
saint des musulmans, trois mosquées de Yopougon ont été
attaquées. Un imam a déclaré avoir reçu un appel
téléphonique la veille de l’attaque. Son interlocuteur
aurait menacé de « brûler les mosquées parce
nous savons que vous y cachez des armes. Ensuite nous irons chez l’imam ». [104] Trois 4x4 sont arrivés le lendemain avec à leur bord des
jeunes masqués qui ont ouvert le feu à l’intérieur
de la mosquée et ont volé ou détruit tout ce qu’il y
avait. Aucune des 15 personnes présentes dans la mosquée
n’a été blessée, même si les assaillants
répétaient qu’ils allaient les tuer. [105]
Dans le sous-quartier de Doukouré,
à Yopougon, une mosquée a été la cible d’une
attaque ce même jour. Un homme de 42 ans qui travaillait à la
mosquée a assisté à sa destruction :
L’attaque a démarré
à midi, juste après mon premier appel à la prière
du vendredi. Ils ont attaqué le bâtiment extérieur,
à l’entrée de la mosquée, mais des jeunes de
Doukouré les ont repoussés. Les miliciens de Gbagbo sont allés
chercher des renforts et sont revenus vers 14 heures. Ils ont mis le feu
au bâtiment extérieur, puis ont détruit la porte
d’entrée. […]Ils sont entrés avec une Kia et un
camion ; d’autres ont sauté par-dessus la clôture. Ils
ont allumé un feu devant la grande porte de la mosquée, ont
ouvert le feu sur la mosquée avec leurs fusils et leurs armes lourdes.
C’est alors qu’ils nous ont vus. Ils nous ont obligés
à nous allonger par terre, ont pointé leurs fusils sur notre
nuque et nous ont fouillés. Un hélicoptère de
l’ONUCI nous a survolés et quand il s’est
éloigné, ils se sont mis à nous frapper. Six d’entre
eux étaient en tenue militaire, quelques-uns portaient le béret
rouge de la Garde républicaine ; le reste, c’étaient
des Patriotes.
Ils ont défoncé la porte d’entrée de la
mosquée et se sont mis à tout piller ou détruire. Ils ont
cassé la boîte où nous collectons les dons et ont volé
l’argent. Ensuite, avec leur bouteille de gaz, ils ont mis le feu aux
livres du Coran, aux tapis et aux tapis de prière. Ils sont repartis
vers 16 heures après avoir tout emporté ou tout
cassé, y compris les ordinateurs. J’ai sauvé ce que
j’ai pu, quelques tapis seulement. [106]
Un deuxième témoin a
raconté avoir vu une personne, qui était présente à
la mosquée au moment de l’attaque, se faire tuer par balle alors qu’elle
tentait de s’enfuir. [107] Les habitants ont trouvé le lendemain les corps d’au
moins six partisans supposés d’Alassane Ouattara, dans la rue,
devant la mosquée. [108] Un chercheur de Human Rights Watch s’est rendu à la
mosquée le 9 mars ; la mosquée et les bâtiments
alentour étaient presque entièrement détruits. Le toit
s’était effondré suite à l’incendie, des
impacts de balles étaient visibles dans le sol, ainsi que des traces
d’incendie et des débris partout à l’intérieur
et des corans brûlés qui avaient été
rassemblés dans un carton.
Des musulmans ont déclaré
à Human Rights Watch qu’il était devenu pratiquement
impossible de porter le boubou—vêtement traditionnel souvent
associé aux musulmans en Côte d’Ivoire—en public. Les
miliciens pro-Gbagbo occupant les points de contrôle ciblaient les
personnes portant ce vêtement car ils les assimilaient à des
partisans d’Alassane Ouattara. Imams et autres leaders musulmans
étaient souvent la cible de violences. Human Rights Watch s’est
entretenu avec un témoin qui avait assisté le 9 mars
à l’enlèvement ciblé d’un imam et de son fils
à Bloléquin par des miliciens pro-Gbagbo. [109] Selon
des bulletins d’information, leurs corps avaient été
retrouvés le lendemain dans la rue, criblés de balles. [110] Un autre témoin a raconté l’assassinat
ciblé d’un imam chez lui, à Duékoué, le
28 mars, par des miliciens pro-Gbagbo. [111] Le
Conseil supérieur des Imams, dont l’imam assassiné
était un porte-parole à Duékoué, a rapporté
que son corps et sa maison avaient ensuite été
brûlés. [112] Les bulletins d’information ont fait état d’autres
exécutions de leaders religieux musulmans à Abidjan, notamment le
15 mars à Yopougon et le 19 mars à Adjamé. [113]
Malgré les attaques
répétées, les leaders musulmans n’ont cessé
d’exhorter les fidèles à ne pas laisser le conflit prendre
une dimension religieuse, notamment dans un communiqué du 18 mars. [114] D’ailleurs, il n’y a eu, en comparaison, que peu
d’attaques dirigées contre les églises par les Forces
républicaines. Human Rights Watch a reçu des informations dignes
de foi de la part d’une organisation internationale concernant le saccage
d’une église de Cocody à la mi-avril, au cours duquel les
représentants de l’église présents ont
été menacés parce qu’ils soutenaient Laurent Gbagbo.
Human Rights Watch a également documenté la destruction
partielle, début mai, d’une église de Yopougon où de
nombreux partisans de Laurent Gbagbo étaient allés se
réfugier—bien que les dégâts occasionnés aient
été, selon le témoin, le résultat des combats entre
les soldats et des supposés anciens miliciens de Laurent Gbagbo
présents parmi la foule réfugiée dans
l’église, et non pas motivés par des sentiments
anti-chrétiens. [115]
Viols ciblés et disparitions
forcées de partisans d’Alassane Ouattara
Après les combats sporadiques entre les
forces armées de Laurent Gbagbo et les forces pro-Ouattara
entamés à Abobo le 24 février, des miliciens et des
membres des forces de sécurité de Laurent Gbagbo ont commis de
concert une autre série de viols ciblés et de disparitions
forcées. Human Rights Watch a documenté pour la seule
journée du 25 février le viol de neuf femmes d’Abobo
par ces groupes ; toutes les victimes étaient des membres actifs et
publics du parti politique d’Alassane Ouattara.
Parmi ces neuf femmes, sept d’entre
elles ont été emmenées de leurs maisons jusqu’à
un bâtiment en construction, où elles ont été
violées par un ou plusieurs hommes. Dans tous les cas, les assaillants
ont clairement exprimé le motif politique de l’agression sexuelle.
Une femme de 30 ans, l’une des trois qui ont été
détenues après avoir été enlevées dans la
même maison pour être ensuite violées collectivement par des
miliciens et des policiers, a décrit à Human Rights Watch
l’attaque du 25 février :
J’habite avec deux autres femmes. Nous
étions bien connues dans notre quartier pour notre travail politique en
faveur d’Alassane [Ouattara]. Nous faisons souvent du porte à
porte avec des brochures exposant son programme politique, nous portons des
tee-shirts arborant ADO, nous participons à des manifestations et nous
allons à des réunions [du parti]. Le 25 février, en raison
des [combats entre forces armées] dans notre quartier, les milices ont
mis en place un barrage routier et ont commencé à saccager. Aux
environs de 17 heures, un groupe d’une dizaine d’hommes avec
des fusils a frappé à notre porte et fait irruption dans notre
maison. Trois d’entre eux portaient des tenues de la police, et les
autres étaient les Jeunes patriotes—nous en avons reconnu
certains. Ils ont dit : « Nous savons qui vous êtes, nous
savons tout sur votre travail… Vous êtes sur notre
liste. » Nous avions des photos d’Alassane sur le mur, et un
grand nombre des brochures que nous distribuons, qu’ils ont
déchirées sous nos yeux.
Ils nous ont obligées sous la menace des armes à monter dans une
camionnette et nous ont emmenées jusqu’à un bâtiment inachevé.
Nous avons toutes été violées. Trois d’entre eux
m’ont violée, et l’une de mes s œ urs a été violée par quatre d’entre eux.
Tandis qu’un finissait, les autres me tenaient par derrière. Puis
ils changeaient… Ils nous ont gardées là jusque vers
10 heures le lendemain matin. Nos vêtements étaient
complètement déchirés… Tandis que nous rentrions
chez nous, un voisin nous a donné un pagne pour nous couvrir. Avant de
nous laisser partir, ils ont dit : « Si nous entendons dire que
vous continuez à faire de la politique, nous savons où vous vivez
et nous viendrons vous trouver. [...]
Vous devriez le savoir maintenant, un Dioula [terme faisant souvent
référence aux groupes ethniques du Nord, y compris celui de
Ouattara] ne gouvernera jamais la Côte d’Ivoire. » [116]
Human Rights Watch a documenté sept
disparitions forcées le 25 février d’hommes
liés au parti politique d’Alassane Ouattara. Les témoins
ont généralement désigné des membres du CECOS,
ainsi que des miliciens pro-Gbagbo. Dans deux cas, des femmes ont
été violées devant des membres de leur famille, et le mari
et le père des victimes ont ensuite « disparu ».
Une jeune femme a décrit comment son père, un responsable de la
section locale du parti d’Alassane Ouattara, a été
arrêté puis emmené par un groupe de policiers et de
miliciens. Elle a déclaré avoir été violée
au cours de l'incident. [117] Quelques témoins, parmi lesquels une femme de 34 ans dont
le mari a été enlevé le 25 février, ont
indiqué que des hommes armés s’étaient
présentés chez eux avec une liste comportant les noms des membres
de leur famille :
À 20 heures du soir, trois hommes
en civil ont frappé à notre porte. Je suis allée ouvrir et
j’ai demandé quel était le problème. Ils m’ont
donné l’ordre d’aller chercher mon mari, qui dormait dans
notre chambre. J’ai essayé de rester calme et je leur ai
demandé qui ils étaient et pourquoi ils étaient venus.
L’un d’eux a sorti une carte sur laquelle j’ai lu CECOS. Ils
ont dit que nous organisions la campagne d’Alassane dans le quartier.
C’était vrai—nous sommes très actifs dans le RHDP—mais
bien sûr je n’ai pas dit ça… Ils ont sorti une liste
et ont dit que le nom de mon mari était dessus. Ils avaient
déjà franchi la porte à ce moment-là. Je
pleurais : « S’il vous plaît, ne prenez pas mon
mari… Il ne fait pas de politique, ce n’est qu’un simple
chauffeur. Ne l’emmenez pas, mes enfants sont encore jeunes. »
L’un d’eux a pointé son pistolet sur mon mari et lui a dit
de venir. Je sanglotais, et mon mari m’a demandé de me calmer.
L’un d’eux m’a giflée, m’a arraché mes
sous-vêtements et m’a maintenue sur le canapé. Mon mari a
crié : « Laissez ma femme. Je vous en supplie,
laissez-la. » Ils ont répondu : « Tais-toi,
nous pouvons faire tout ce que nous voulons. » Ils ont dit
qu’ils allaient tuer tous les Dioulas qui travaillent pour Alassane, que
nous étions des rebelles. Après m’avoir [violée],
ils ont traîné mon mari dehors et l’ont emmené dans
l’un de leurs véhicules [du CECOS]. Je l’appelle sur son
portable, encore et encore, mais il ne répond pas. [118]
Un autre dirigeant du RHDP habitant le
quartier de Riviera Palmière a été enlevé le
10 février par trois hommes armés en tenue de camouflage
verte. Un témoin a entendu l’un des hommes armés qui disait :
« C’est toi qui es derrière Alassane, on nous a
envoyés te chercher », et il a indiqué que les
hommes armés avaient tiré en l’air quand un groupe de
personnes s’était approché de la voiture pour tenter de
libérer la victime. [119]
Violente répression des
manifestations
Les forces de sécurité de
Laurent Gbagbo ont continué pendant cette période à
réprimer violemment les manifestations, Human Rights Watch ayant
documenté les meurtres de 25 manifestants perpétrés
entre le 21 février et le 8 mars. De nombreuses autres
personnes ont été grièvement blessées par balles,
par des tirs de grenades à fragmentation, des grenades propulsées
par lance-roquettes, et par une arme non identifiée tirée
à partir d’un char.
Le 21 février, dans le quartier de
Koumassi, trois témoins ont raconté à Human Rights Watch
que les forces de sécurité avaient tiré au moins deux grenades
propulsées par lance-roquettes dans une foule d’une centaine de
manifestants, tuant au moins quatre personnes et en blessant de nombreuses
autres. Les témoins ont ajouté que les forces de
sécurité, parmi lesquelles des membres du CECOS, avaient
également tiré à balles réelles sur la foule et
lancé des grenades à fragmentation. [120] Un
manifestant a raconté : « D’abord ils nous ont
tiré dessus, puis ils ont lancé des roquettes directement dans la
foule. J’ai vu plusieurs morts, dont un Malien dont le bras était
complètement arraché. Ses intestins lui sortaient
complètement du corps. » [121]
Le même jour, dans le quartier de
Treichville, vers 9 heures du matin, des troupes de la Garde
républicaine sont arrivées dans un convoi de camions et ont
ouvert le feu sur des manifestants rassemblés au croisement de
l’avenue 16 et des rues 17 et 21. Un témoin a
relaté les faits à Human Rights Watch : « Ils
sont arrivés et ont ouvert le feu immédiatement à balles
réelles. Un jeune qui se trouvait non loin de moi a pris une balle dans
la tête ; c’était comme si une partie de son visage
avait été arrachée. C’est l’une des deux
personnes au moins que j’ai vues se faire tuer de mes propres yeux. » [122]
Le 3 mars, au cours d’un incident
qui est venu illustrer la brutalité avec laquelle Gbagbo tentait de
s’accrocher au pouvoir, les forces de sécurité ont
tué sept femmes qui manifestaient pacifiquement avec des milliers
d’autres femmes dans le quartier d’Abobo. Alors que ces femmes
parvenaient au lieu de rassemblement convenu, une camionnette verte
équipée d’une mitrailleuse, un camion de transport de la
police, un char de l’armée portant un camouflage vert et un char
bleu de la gendarmerie sont passés à proximité. Trois témoins ont indiqué à Human Rights Watch que
le char de l’armée avait tiré avec une arme lourde de gros
calibre. Presque simultanément, un individu en uniforme vert et portant
un casque militaire a ouvert le feu avec une mitrailleuse installée
à l’arrière d’une camionnette. [123] Un médecin qui a soigné plusieurs des femmes qui
n’ont pas survécu a affirmé que leurs blessures
étaient manifestement causées par des armes lourdes, et non par
de simples balles. [124] Le médecin, ainsi que deux témoins présents sur
les lieux, ont déclaré à Human Rights Watch que la
tête d’une des victimes avait été complètement
séparée de son corps. [125] D’autres victimes, dont deux qui n’ont pas survécu
à leurs graves blessures, portaient des blessures par balle de
mitrailleuse. [126]
Human Rights Watch a également
documenté sept victimes tuées par des balles perdues entre le 4
et le 15 mars à Abobo lors de mitraillages aveugles par les forces
de sécurité de Gbagbo. Plus d’une dizaine d’habitants
d’Abobo ont expliqué comment les véhicules des forces de
sécurité ont traversé à toute vitesse le territoire
contrôlé par les forces pro-Ouattara plusieurs
fois par jour, tirant en tous sens avec des kalachnikovs — parfois en l’air, d’autres fois en direction de personnes
dans les rues. Les attaques quotidiennes ont
entraîné un déplacement interne massif des habitants
d’Abobo.
Un médecin d’un hôpital
à Abobo a déclaré à Human Rights Watch qu’il
avait pratiqué des interventions chirurgicales sur 108 personnes
entre le 28 février et le 8 mars à la suite des violences
post-électorales, dont toutes sauf quatre impliquaient des blessures par
balle ou avaient été provoquées par des tirs à
l’arme lourde des forces de sécurité de Gbagbo. Le
médecin n’a pas été en mesure de préciser le
nombre de civils parmi les blessés. [127]
Forces pro-Ouattara
Meurtres de civils dans le village d’Anonkoua
Aux environs de 2 heures du matin le
7 mars, plus de 60 combattants pro-Ouattara ont attaqué le
village d’Anonkoua-Kouté, situé tout près de leur
fief militaire d’Abobo à Abidjan. Anonkoua est un village
habité principalement par des membres de l’ethnie ébrié,
qui soutenaient largement Gbagbo. Human Rights Watch pense,
d’après les entretiens menés avec des témoins et des
habitants du quartier, que les assaillants appartenaient au Commando invisible.
Selon les témoins, les assaillants descendaient d’Abobo PK-18, qui
était la base du Commando invisible de fin février à fin
avril. Comme il a été précisé, le Commando
invisible luttait contre Laurent Gbagbo mais opérait probablement en
dehors de toute chaîne de commande d’Alassane Ouattara et de
Soro ; pour de nombreuses personnes, leur commandant n’était
autre qu’IB Coulibaly, rival de longue date de Soro, tué le
27 avril au terme d’une lutte intestine après
l’arrestation de Laurent Gbagbo. [128]
Le 6 mars, des affrontements avaient eu
lieu dans cette zone entre les forces de Laurent Gbagbo et le Commando
invisible. Des victimes de l’attaque du 7 mars, ainsi qu’un
combattant du Commando invisible, ont expliqué à Human Rights
Watch que les forces pro-Ouattara pensaient que des armes avaient
été laissées dans le village par les forces pro-Gbagbo. [129] Toutefois, il semblerait que les assaillants aient tué des
civils au hasard et incendié une grande partie du village au lieu de se
mettre en quête d’armes. Human Rights Watch a interrogé
quatre victimes d’Anonkoua-Kouté et a pu confirmer la mort de neuf
civils, dont deux femmes qui ont été brûlées.
L’une des victimes a déclaré à Human Rights
Watch :
Je pouvais entendre des tirs de fusils, et
les gens du village ont commencé à crier. Je suis sorti pour voir
ce qui se passait, et je suis tombé sur quelqu’un qui m’a
attrapé et a demandé un mot de passe. Je ne le connaissais pas,
alors il a pointé son fusil à canon scié sur moi à
deux mètres de distance et il a tiré. J’ai lancé mon
bras vers le fusil juste au moment où il tirait et des chevrotines ont
giclé dans mon bras et mon cou. Je suis tombé par terre et je
suis resté couché en faisant le mort. Je les ai vus massacrer le
village tandis que j’étais couché là. [...] Les rebelles étaient tout
habillés de noir. Certains d’entre eux portaient des cagoules,
d’autres avaient des bandanas. Ils tambourinaient sur les portes des
maisons et ne cessaient de répéter : « Nous
sommes ici pour la guerre, nous ne sommes pas ici pour nous
amuser », et ils demandaient où les gens cachaient des armes
tout en les frappant et en les tuant. À une maison proche de la mienne, une femme a
refusé d’ouvrir la porte. Ils ont lancé des bouteilles
allumées qui avaient été trempées dans de l’essence,
et la maison a pris feu. Une femme est sortie en courant en hurlant ; elle
était en feu. Elle est morte plus tard ce jour-là. Je les ai vus
attraper un autre de mes voisins et lui tirer dessus à bout portant.
C’était vraiment de la barbarie. [130]
Un autre témoin a affirmé avoir
vu les forces pro-Ouattara égorger son père de 72 ans. [131] Au moins 15 maisons ont été incendiées,
selon plusieurs habitants, et le village entier a été
abandonné.
En outre, les forces pro-Ouattara—qui,
selon des témoins, des victimes et des habitants du quartier, seraient
composées du Commando invisible d’IB Coulibaly et de combattants
des Forces nouvelles fidèles à Soro, d’après
l’emplacement précis des attaques—ont menacé et
déplacé des partisans supposés de Laurent Gbagbo à
travers tout Abobo et Anyama. Le 8 mars, un membre du groupe ethnique
Bété a indiqué que des soldats pro-Ouattara avaient
fracassé sa porte et saccagé sa maison à Abobo. Ils ont
pointé leurs armes sur lui et dit qu’il était un
« Patriote », menaçant de le tuer. Des
voisins sont intervenus en sa faveur, ce qui, selon la victime, lui a
sauvé la vie, mais les assaillants lui ont malgré tout
volé tous ses biens. [132] La victime, comme des milliers d’autres, a fui pour se
réfugier dans une zone qui se trouvait toujours sous le contrôle
de Gbagbo.
Exécutions sommaires de membres
détenus des forces de Gbagbo
Human Rights Watch a documenté les
exécutions sommaires de 11 membres des forces armées et des
milices fidèles à Gbagbo entre le 1er et le
10 mars. Dans sept cas, selon des témoins, des véhicules ou
des individus à pied ont été arrêtés à
des postes de contrôle des forces pro-Ouattara à Abobo afin de
chercher des armes. Lorsque les combattants pro-Ouattara ont trouvé une
arme et « jugé » que la personne était un
combattant pro-Gbagbo, ils ont tué le détenu
désarmé. D’après Human Rights Watch, les auteurs de
cet acte auraient été des combattants de Coulibaly et de Soro,
qui opéraient à cette période avec des milices
composées de jeunes issus de la population locale. L’ancien
porte-parole des Forces nouvelles a nié que des forces de Soro étaient
présentes à Abobo à ce moment-là. [133]
Un combattant pro-Ouattara à Abobo—qui
a déclaré appartenir au Commando invisible—a
mentionné à Human Rights Watch quatre exécutions auxquelles
il avait pris part. Le 2 mars, une ambulance a été
stoppée et ses compagnons combattants ont indiqué qu’ils
avaient découvert des kalachnikovs lors de la fouille, le chauffeur a
alors été arrêté. Le 5 mars, le combattant
pro-Ouattara a expliqué qu’il avait trouvé trois personnes
avec des armes qui passaient à pied un poste de contrôle
près d’Anonkoua, sous-quartier d’Abobo. Dans les deux cas,
le combattant pro-Ouattara a assuré avoir amené les détenus
à un officier supérieur, ce qui indique une organisation et une
chaîne claire de commandement parmi les combattants. Après avoir
été détenue, la personne a été soumise
à un « interrogatoire intense », puis
« neutralisée », selon le combattant. [134]
Un témoin de l’exécution
de trois autres personnes soupçonnées d’appartenir aux
forces fidèles à Gbagbo a expliqué à Human Rights
Watch :
Le lundi 6 mars, je me promenais dans
Abobo lorsqu’un 4x4 noir est tombé sur un poste de contrôle.
Les membres des Forces nouvelles [135] qui se trouvaient là ont arrêté la voiture et
l’ont fouillée. Ils ont trouvé trois kalaches ainsi que des
tenues des forces de sécurité. […] Les gars des FN ont
brandi les kalaches, et immédiatement dix autres FN sont tombés
sur la voiture. Ils ont saisi les trois personnes qui se trouvaient à
l’intérieur et les ont jetées à terre, les frappant
avec de longues planches et les armes qu’ils venaient de saisir. Ils ont
déchiré leurs vêtements et tandis que certains
d’entre eux continuaient à les frapper, d’autres ont
attrapé des pneus et les ont entassés sur eux. Les gars des FN
ont alors versé de l’essence d’un récipient et ont
mis le feu au tout. On pouvait voir bouger les jambes des gars de Gbagbo tandis
qu’ils brûlaient, toujours frappés par les soldats des FN. [136]
Lors d’un autre incident survenu le
7 mars, des forces pro-Ouattara ont détenu quatre chefs
présumés des milices à Abobo et les ont sommairement
exécutés. Des témoignages dignes de foi ont indiqué
que deux personnes ont été capturées puis utilisées
pour tendre un piège à des chefs plus importants. Les forces
pro-Ouattara les ont ensuite tous exécutés. [137] Human Rights Watch a pu voir les images vidéo du corps de
« Lamté », un chef de la milice dans cette zone
impliqué dans des meurtres post-électoraux contre des partisans
d’Alassane Ouattara. Il avait eu la gorge complètement
tranchée. Dans la vidéo, une autre victime avait
été empalée avec un pieu.
III. Un conflit armé
généralisé : mi-mars à mai 2011
Les mois de tensions et de violences en
Côte d’Ivoire ont dégénéré en conflit
armé dès mars 2011, période à laquelle les Forces
républicaines ont lancé une offensive militaire dans
l’extrême Ouest. Si les premières villes ont
été prises dès fin février, le combat intense entre
les forces armées a commencé mi-mars dans l’extrême Ouest
et fin mars à Abidjan. De graves exactions ont continué
d’être commises dans les deux camps, jusqu’aux derniers jours
des combats début mai, soit près d’un mois après
l’arrestation de Laurent Gbagbo, le 11 avril.
Dans l’extrême ouest du pays,
alors qu’ils battaient en retraite, des groupes de miliciens et de
mercenaires fidèles à Laurent Gbagbo ont perpétré
des massacres et des meurtres généralisés dans un dernier
élan de violence à l’encontre des Ivoiriens du Nord et des
immigrés ouest-africains. À Abidjan, les forces de sécurité
ralliées à Laurent Gbagbo ont bombardé aveuglément
des zones civiles, tirant avec des armes lourdes sur des marchés et des
quartiers. Les groupes de milices pro-Gbagbo ont attaqué des habitations
et monté des points de contrôle rapprochés, tuant des centaines
de partisans supposés d’Alassane Ouattara d’une
manière effroyablement brutale. Ces événements ont
marqué l’acte ultime de ce qui pourrait être qualifié
de crimes contre l’humanité perpétrés par les forces
placées sous le contrôle de Laurent Gbagbo, de Charles Blé
Goudé et de leurs proches alliés.
Quant aux Forces républicaines qui s’emparaient
du pays, elles ont laissé dans leur sillage des morts, des femmes
violées et des villages en cendres. Dans l’extrême Ouest,
les forces d’Alassane Ouattara ont abattu des vieillards incapables de
fuir les combats. Des femmes de Duékoué ont dû regarder les
soldats d’Alassane Ouattara traîner leurs maris, leurs
frères et leurs fils hors de leurs maisons et les exécuter.
Après avoir pris le contrôle d’Abidjan, les Forces
républicaines ont tué au moins 149 individus et
torturé ou traité de manière inhumaine un plus grand
nombre encore de personnes en détention. Au minimum, ces actes
constituent des crimes de guerre aux termes du droit international. Mais
étant donné l’étendue et la nature parfois
organisée de ces actes, ceux-ci peuvent très certainement
être qualifiés de crimes contre l’humanité.
Forces pro-Gbagbo
Meurtres et massacres dans
l’extrême ouest du pays
Alors que les Forces républicaines
avançaient dans leur offensive militaire, les forces armées
régulières jusque-là fidèles à Laurent
Gbagbo ont rapidement battu en retraite. Toutefois, d’autres forces
pro-Gbagbo, essentiellement composées de miliciens ivoiriens et de
mercenaires libériens [voir encart ci-après], sont souvent
restées en arrière. Beaucoup semblent ainsi avoir voulu profiter
d’une dernière occasion de commettre des atrocités à
l’encontre des partisans présumés d’Alassane
Ouattara, avant de battre à leur tour en retraite. Human Rights Watch a
recueilli des informations sur des massacres perpétrés par les
miliciens et mercenaires pro-Gbagbo dans deux villes de l’ouest de la
Côte d’Ivoire et sur des tueries commises dans quatre autres
villes.
Mercenaires
libériens : guerriers régionaux, acte deux
Les deux camps ont
recruté des mercenaires libériens durant la période post-électorale,
exploitant des réseaux remontant au premier conflit armé
ivoirien composés d’ex-combattants qui avaient pris part
à la guerre civile brutale qui a ravagé le Libéria.[138]
Le travail mené sur le terrain par Human Rights Watch le long de la
frontière entre le Libéria et la Côte d’Ivoire,
avec notamment des entretiens réalisés avec des mercenaires
ayant été recrutés, révèle que les forces
de Laurent Gbagbo auraient recommencé à recruter et à
entraîner d’anciens alliés libériens quelques
semaines avant le second tour des élections. Alors que le conflit
armé se profilait, les forces armées des deux camps ont
commencé à recruter, traitant parfois avec des individus
accusés de graves crimes commis pendant les guerres civiles qui
avaient éclaté dans la région. [139] Les chefs de groupes d’ex-combattants
basés à Monrovia ont déclaré à Human
Rights Watch qu’au total, plus de 3 000 Libériens avaient
traversé la frontière ivoirienne pour aller se battre.
Plusieurs mercenaires libériens ont dit avoir reçu entre 300 et
500 dollars chacun. D’autres sont venus avec la promesse
d’être payés plus tard et l’autorisation expresse de
piller.
|
Le 22 mars, des miliciens et mercenaires
pro-Gbagbo ont tué au moins 37 immigrés ouest-africains
à Bédi-Goazon, un village situé à
32 kilomètres de la ville de Guiglo, où vivent,
d’après les estimations, quelque 400 immigrés
ouest-africains, dont la plupart travaillent dans des plantations de cacao sur
des terres appartenant à des Ivoiriens. [140] Human
Rights Watch s’est entretenu avec six témoins qui ont
affirmé que beaucoup de ces assaillants, qui parlaient l’anglais,
semblaient venir du Libéria, tandis que la grande majorité des
victimes étaient des immigrés du Mali et du Burkina Faso. Les
témoins ont affirmé que vers 13 heures, ce jour-là,
les Forces républicaines avaient traversé Bédi-Goazon, en
route vers Guiglo. Vers 15h30, selon les témoins, au moins quatre
véhicules transportant des dizaines de miliciens pro-Gbagbo, certains en
uniforme et d’autres en civil, ont attaqué la partie du village
où habitaient les immigrés ouest-africains. Les témoins
ont expliqué que les miliciens, armés d’armes automatiques,
de grenades propulsées par lance-roquettes et de machettes, avaient
tué les immigrés chez eux ou alors qu’ils tentaient de
s’échapper. Avant de partir, les agresseurs se sont livrés
à des actes de pillage en s’emparant de tout objet de valeur—notamment
des motocyclettes, de l’argent, des téléviseurs, des matelas
et des vêtements—et ont, dans certains cas, incendié les
maisons.
Plusieurs témoins ont indiqué
que la prise pour cible des victimes était clairement basée sur
des critères ethniques. Un témoin de 36 ans a
déclaré : « Ils sont venus en nous accusant
d’être des rebelles et nous ont dit : ‘Si vous
êtes dioulas [nord de la Côte d’Ivoire], fuyez si vous
le pouvez, si vous êtes guérés [natifs de la
région et surtout partisans de Laurent Gbagbo], restez, nous ne
sommes pas venus pour vous. Mais si vous êtes maliens ou mossis [un
groupe ethnique du Burkina Faso], nous allons vous tuer.’ Et puis,
ils ont commencé à tuer. » [141]
Une Malienne âgée de 18 ans
a entendu les assaillants crier en anglais « Fire them ! »
(« Tirez sur eux ! »), alors qu’ils
descendaient de leurs véhicules et commençaient à tuer.
Elle a dit qu’elle et plusieurs autres femmes et enfants ont
été sauvés par une Libérienne qui s’est
interposée. [142] Quelques témoins, comme ce Malien de 28 ans, ont pu
survivre en donnant de l’argent à leurs agresseurs, mais ont vu
d’autres personnes se faire tuer sous leurs yeux :
Vers 15 heures, nous avons entendu des
camions venir et nous nous sommes réfugiés dans nos maisons. Les
hommes ont tiré en l’air puis ils ont commencé à
défoncer les portes en criant : « Tirez !
Tirez ! » et « Vous êtes des rebelles, nous
allons tous vous tuer. » Nous avons entendu des coups de feu et des
cris. […] Avec ma famille, nous nous sommes cachés dans notre maison.
Ils ont défoncé la porte et crié que si je ne leur donnais
pas de l’argent, ils nous tueraient tous. Je leur ai donné tout ce
que j’avais—84 000 CFA, et les clés de trois
motos. Je les ai suppliés de ne pas me tuer. […]
J’étais terrifié, mais ça m’a sauvé la
vie. Le commandant a dit : « Sans argent, tu étais
mort. » Mais tout le monde n’avait pas de l’argent.
[…] Ils ont tué un Burkinabé devant moi […] et plus
tard dans une maison voisine, je les ai vus tuer cinq femmes à quelques
mètres de moi. Ils ont crié : « Donnez-nous de
l’argent ! » Les femmes ont supplié, disant qu’elles
n’en avaient pas, alors ils les ont abattues—trois à
l’intérieur de la maison, deux à l’extérieur.
Ils ont ordonné à quatre d’entre nous de transporter dans
leur camion les marchandises qu’ils avaient pillées. […] En
marchant dans le village, j’ai vu au moins vingt corps et entendu des
femmes et des enfants gémir. […] Je les ai vus mettre le feu aux
maisons et on m’a dit que certains villageois avaient été
brûlés vifs à l’intérieur. [143]
Un homme de 34 ans originaire du Burkina
Faso a dit avoir vu vingt-cinq personnes tuées, et a noté ce
qu’il pense être un motif clair de l’attaque :
En tuant les gens, ils les accusaient
d’être des rebelles. […] Ils ont dit d’autres choses en
anglais que je n’ai pas comprises. J’ai vu vingt-cinq personnes
tuées sous mes yeux. Ils ont tué des femmes, des enfants et des
hommes. Ils ont dit qu’ils nous tueraient tous. Ils ont forcé les
gens à sortir de leur maison et ils les ont tués, exactement
comme ils l’avaient dit. La plupart des gens qui vivent dans ce village
sont des Burkinabés, des Maliens et des Sénoufo [ethnie du nord
de la Côte d’Ivoire]. Ils ont forcé les gens à sortir
de leur maison et les ont tués sur le pas de leur porte. Un homme a
ouvert sa porte, deux hommes l’ont traîné dehors et ils
l’ont tué d’une rafale de kalaches. J’ai aussi vu tuer
toute une famille. L’homme, son petit frère, deux femmes et leurs
enfants—deux enfants de neuf et cinq ans. Ils les ont tués comme
si de rien n’était. [144]
Quelques jours plus tard, le 25 mars, les
miliciens et mercenaires pro-Gbagbo ont massacré une centaine de
personnes dans la ville de Bloléquin après avoir
brièvement repris la ville aux Forces républicaines. Des
centaines de personnes avaient trouvé refuge dans la préfecture
durant les intenses combats entre les deux forces armées. Lorsque les
forces pro-Gbagbo ont pris le contrôle de la préfecture tôt
le matin du 25 mars, elles ont séparé les Ivoiriens du Nord
des immigrés ouest-africains et les ont exécutés, hommes,
femmes et enfants. Un homme qui était détenu par les Forces
républicaines à la préfecture de Bloléquin à
l’arrivée des forces de Laurent Gbagbo a décrit à
Human Rights Watch comment, contrairement aux nombreuses autres personnes qui
avaient été abattues, il avait été
épargné :
Il était environ 4 heures du matin,
et on pouvait entendre le bruit fort des affrontements. La préfecture
tremblait à cause des tirs. Les habitants de la ville étaient
généralement répartis dans des pièces
différentes en fonction de leur groupe ethnique, et nous, les Guérés,
on était couchés dans une grande pièce. […] Juste
avant 6 heures, des hommes armés ont fait irruption dans la
pièce où l’on se trouvait. C’étaient des
mercenaires libériens et quelques autres combattants pro-Gbagbo. Les
mercenaires étaient dirigés par un gars surnommé
« Bob Marley ». Quand ils ont fait irruption dans la
pièce, on a mis nos mains en l’air en criant :
« On est prisonniers, on est prisonniers, ne tirez
pas ! » Ils ont demandé s’il y avait des rebelles
parmi nous, et on a répondu : « Non, on est tous des Guérés,
on est prisonniers. » Ils nous ont fait sortir de la pièce et
on a commencé à voir des corps jonchant le sol partout dans les
autres pièces. Ils nous ont fait sortir par l’arrière, en
disant : « Il y a trop de corps dans le hall
d’entrée principal pour que vous passiez par
là. » Je pouvais voir des corps empilés. Il y avait
des femmes, des hommes et des jeunes enfants.
À l’entrée de la
préfecture, ils avaient posté un milicien guéré qui
demandait à chaque personne à quel groupe ethnique elle appartenait—il
parlait à la personne en guéré pour voir si
c’était sa langue maternelle. Ceux qui pouvaient parler
guéré, ils les emmenaient dehors. Ceux qui ne pouvaient pas, ils
les forçaient à aller dans une autre direction. À ce
stade, on avait rejoint des personnes provenant d’autres pièces.
Donc il y en avait certains qui étaient dioulas, mossis,
malinkés. J’ai entendu pleurer des bébés et des
femmes, ils les ont tous tués. Ils les ont massacrés. On
était dehors et ils nous ont fait attendre pendant qu’ils ouvraient
le feu sur quiconque n’était pas guéré. Je ne sais
pas comment quelqu’un aurait pu survivre. Il y avait un bruit incroyable
à cause des tirs et des pleurs. Je n’ai jamais rien entendu de
pareil. [145]
Un autre homme entendu par Human Rights Watch
est arrivé à Bloléquin quelques jours plus tard et a
découvert plus de 70 cadavres dans la préfecture, tous
tués par balles. Il y avait tellement de corps autour de lui qu’il
n’a pas pu les compter. L’homme a confirmé que les victimes
appartenaient à des groupes ethniques du nord de la Côte
d’Ivoire et de pays ouest-africains voisins. [146]
Human Rights Watch a également
recueilli des informations sur les meurtres de 10 Ivoiriens du Nord et
autres ressortissants ouest-africains à Guiglo le 29 mars tôt
le matin, lorsque la ville était sous le contrôle des miliciens
pro-Gbagbo et mercenaires libériens, reconnaissables à leurs
uniformes dépareillés, à leurs amulettes traditionnelles
et au fait qu’ils communiquaient en guéré et en anglais.
Des témoins ont déclaré que les auteurs des meurtres
avaient attaché les victimes ensemble, puis les avaient égorgées. [147] Une autre personne interrogée par Human Rights Watch a vu les
corps le lendemain et, selon elle, deux de ces corps étaient ceux de
ressortissants maliens et, un troisième, celui d’un
Guinéen. Les forces pro-Gbagbo ont quitté Guiglo le 30 mars, des
heures avant l’arrivée des Forces républicaines. Human
Rights Watch a également recueilli des informations sur les meurtres,
à la mi-mars, de huit ressortissants togolais vivant à Keibli,
avant que les Forces républicaines ne s’emparent de ce village
situé juste à l’extérieur de Bloléquin. Un
habitant de Bloléquin qui s’est entretenu avec Human Rights Watch
a trouvé leurs corps mutilés dans un lac et aux alentours. [149]
Des témoins ont signalé à
Human Rights Watch que tant lors du massacre de Bloléquin que lors de
celui de Bédi-Goazon, les attaquants étaient dirigés par
un mercenaire libérien dont le nom de guerre était « Bob
Marley ». [150] Selon des témoins et plusieurs autres témoignages dignes
de foi, dont certains émanant d’ex-combattants au Libéria,
« Bob Marley » travaille pour Gbagbo depuis le conflit
civil de 2002, utilisant le village de Ziglo, juste à
l’extérieur de Bloléquin, comme base pour recruter et
entraîner des mercenaires libériens depuis les élections de
2010. [151]
Selon les bulletins d’actualité,
les autorités libériennes ont arrêté « Bob
Marley » en mai 2011 pour son implication dans la crise ivoirienne. [152] Au moment de la rédaction du présent document, il
était détenu à Monrovia, accusé de « mercenarisme »
aux termes de la loi du Libéria. [153]
Tirs aveugles d’obus à Abidjan
Au cours du mois de mars, les forces de
sécurité de Laurent Gbagbo ont procédé à des
tirs d’armes lourdes, dont des tirs de mortier, qui ont tué des civils
dans des quartiers pro-Ouattara d’Abidjan, ce que le droit humanitaire
international qualifierait probablement d’attaques indiscriminées.
La pire de ces attaques a été perpétrée dans le
quartier d’Abobo par des soldats pro-Gbagbo restés dans la base de
gendarmerie connue sous le nom de Camp Commando—la seule partie
d’Abobo alors encore sous le contrôle des forces de Laurent Gbagbo.
Human Rights Watch a documenté au moins 30 décès
causés par ces tirs aveugles, qui pourraient être constitutifs de
crimes de guerre.
Le 17 mars, plusieurs témoins
entendus par Human Rights Watch ont vu des tirs de mortiers partir du Camp
Commando. [154] Les quatre premiers obus ont atterri dans une zone appelée
Abobo SOS pendant cinq minutes entre 12 et 13 heures, tuant
6 personnes en tout, dont deux enfants de moins de 10 ans, et en
blessant 34 autres. [155] Un témoin, qui porte encore des éclats d’obus dans
la nuque et a été touché à plusieurs endroits lors
de l’attaque, a relaté les faits : « J’ai
entendu ‘BOOM’, puis je suis tombé. J’ai mis
mes mains sur ma tête et j’ai vu du sang couler le long de mon
bras. Un Sénégalais à mes côtés a reçu
des éclats d’obus dans le ventre et il est mort. [...] Lorsque
l’obus a explosé, j’ai senti souffler une énorme
rafale de vent—Vooom—très chaud. »
Peu après, deux obus ont atterri sur le
marché de Siaka Kone d’Abobo, tuant au moins 15 personnes et
en blessant une dizaine de plus. Six hommes prenaient le thé en
bavardant dans une étroite allée du marché lorsqu’un
obus a explosé à quelques mètres d’eux ; ils
sont tous morts. [156] Un homme de 50 ans blessé par des éclats
d’obus lors de cette même explosion a décrit la
scène :
Il était un peu moins de
13 heures, j’étais assis à une table ici. Nous ne
pouvions pas aller travailler car il était trop dangereux
d’être à découvert, alors nous sommes restés
assis à discuter, nous croyant en sécurité. Et puis nous
avons entendu l’explosion—‘Boom’. Un énorme
nuage de poussière s’est élevé, et combiné au
bruit, ça a causé la panique, les gens couraient dans tous les
sens. […] Quand ça a explosé, c’était comme si
plein de coups de feu étaient tirés partout. Une fois la panique
terminée, j’ai vu 13 personnes mortes, là, sur le
marché. L’une d’elles était un homme de 72 ans
qui était assis à côté de moi. J’étais
blessé aux deux jambes et aux chevilles, dont une a dû être
opérée. […] Certaines blessures étaient tellement
horribles qu’on ne pouvait pas les regarder. Des gens ont eu des membres
arrachés, d’autres étaient complètement difformes. [157]
Quatre autres témoins ont décrit
la situation en des termes similaires, notamment un dont le jeune frère
a été blessé au ventre et est décédé
plus tard à l’hôpital. [158] Tous
les témoins ont clairement déclaré qu’il n’y
avait sur place ni personnel, ni cible militaire. Lorsque Human Rights Watch
s’est rendu sur place en juillet 2011, des centaines d’impacts
étaient encore visibles dans les toits de tôle, les portes
métalliques, les murs en béton et tout ce qui se trouvait dans un
rayon de 15 à 20 mètres du lieu de l’explosion.
La division des droits de l’homme des Nations Unies a
enquêté le jour de l’attaque ; son rapport indique
qu’au moins six obus de mortier de 81 mm ont été
tirés, tuant au moins 25 personnes et en blessant 40 autres. [159]
Des attaques similaires sur des quartiers
résidentiels ont tué au moins neuf autres personnes entre le 11
et le 24 mars ; une femme et son bébé ont
été tués lors de l’une de ces attaques. [160] La commission d’enquête internationale a documenté
d’autres bombardements d’obus effectués par les forces de
Laurent Gbagbo dans les quartiers de Williamsville, de Yopougon et
d’Adjamé, signalant au moins 40 morts et plus d’une
centaine de blessés si l’on inclut les attaques d’Abobo. [161]
Suite aux nombreux bombardements de zones
civiles, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté
le 30 mars la résolution 1975 demandant à l’UNOCI
« d’utiliser tous les moyens nécessaires pour mettre
en œuvre son mandat de protéger les civils (…) y
compris pour prévenir l’usage d’armes lourdes ». [162] Le 3 avril, le Secrétaire général des
Nations Unies Ban Ki-Moon a demandé au Président Sarkozy l’assistance
de la force Licorne dans cet effort ; des attaques concertées de la
force de maintien de la paix des Nations Unies et de la force Licorne ont
commencé le lendemain dans les zones où les troupes de Laurent
Gbagbo étaient soupçonnées d’utiliser des armes
lourdes contre les civils. [163] Ces interventions ont mené aux attaques de la résidence
de Laurent Gbagbo le 11 avril, juste avant que les Forces
républicaines n’arrêtent l’ancien Président. [164] Un journaliste de l’Associated Press a dénombré
plus de 500 missiles BM-21 pour lance-roquettes multiples de 122 mm
quelques jours plus tard dans la résidence de Laurent Gbagbo ;
mortier, grenades et munitions pour mitrailleuses ont également
été trouvés, notamment chez Ake N’Gbo, le Premier
ministre de Laurent Gbagbo. [165]
Viols et meurtres ethniques
généralisés à Abidjan
Human Rights Watch a documenté plus de
260 meurtres perpétrés par des miliciens, mercenaires et
forces armées pro-Gbagbo à Abidjan, alors que les Forces
républicaines s’emparaient progressivement de la ville. Les forces
de Laurent Gbagbo ont établi des points de contrôle partout dans
la ville, poursuivant leur campagne de ciblage à l’encontre des
Ivoiriens du Nord et des immigrés ouest-africains qui durait déjà
depuis plusieurs mois. Avant l’arrivée des Forces
républicaines dans tous les quartiers, les forces pro-Gbagbo ont
lancé une dernière vague de violence contre les partisans
d’Alassane Ouattara—tuant des hommes, essentiellement des jeunes,
et faisant subir aux femmes des violences sexuelles. Les tueries se sont
poursuivies jusque dans les derniers jours de la présence des forces de
Laurent Gbagbo dans certains quartiers. De nombreuses personnes ont
été tuées dans le fief traditionnel de la milice de
Yopougon dans les jours qui ont suivi l’arrestation de Laurent Gbagbo,
laissant le quartier jonché d’une douzaine de charniers et,
pendant de nombreux jours, des corps éparpillés dans les rues.
Les meurtres documentés par Human
Rights Watch ont eu lieu dans les quartiers d’Adjamé, de
Williamsville, de Koumassi, de Port-Bouët et de Yopougon. Des sources
crédibles, notamment des groupes locaux de défense des droits
humains et des chefs de quartier de communautés immigrées, ont
recueilli des informations sur des meurtres similaires dans d’autres
quartiers, comme ceux de Treichville et de Plateau, ce qui laisse supposer que
le nombre total de personnes tuées par les milices pro-Gbagbo pendant
cette période est probablement plus élevé. Les corps ont
souvent été brûlés, parfois en masse, par les miliciens
pro-Gbagbo ou par des habitants qui ne supportaient plus l’odeur—ne
laissant d’autres traces que de petits fragments d’os.
Adjamé et Williamsville
Le 14 mars, les forces pro-Ouattara—en
particulier le Commando invisible—ont brièvement étendu
leur contrôle depuis Abobo jusque dans les quartiers
d’Adjamé et de Williamsville. Après les avoir
repoussées au cours des jours suivants, les forces pro-Gbagbo ont
ciblé et tué des douzaines de partisans supposés
d’Alassane Ouattara dans ces quartiers. Une femme de 52 ans,
restée à Williamsville pendant presque toute la vague de violence
car ses parents étaient trop âgés pour s’enfuir, a
raconté ce qui suit à Human Rights Watch :
C’est après que les [forces
pro-Ouattara] ont été repoussées que des jeunes en civils
venus des résidences universitaires [une base courante pour les groupes
de miliciens] sont arrivés dans le quartier. Certains d’entre eux
portaient un brassard rouge. Quand ils sont arrivés, ils ont tiré
des coups de feu. Tous les jours, ils tiraient, et tiraient. Dès
qu’on les apercevait, on se cachait vite. […] Je les ai vus de mes
propres yeux tuer trois personnes et en blesser gravement une quatrième.
[…] Pas plus tard qu’hier, ils en ont tué quatre autres sous
le pont de la station Mobil. Je revenais du marché quand j’ai vu
les quatre cadavres. Les miliciens étaient encore là. Je suis
passée et j’ai fait comme si je ne les avais pas vus. […] Un
jour, ils m’ont arrêtée et ont voulu m’abattre, mais
l’un d’eux est intervenu et j’ai pu repartir. [166]
Les meurtres sont devenus de plus en plus
fréquents au fur et à mesure que les Forces républicaines
se rapprochaient d’Abidjan. Un chauffeur ivoirien a décrit le
meurtre, le 28 mars, de trois bouchers maliens par des miliciens, reconnaissables
à leur tee-shirt noir et leur brassard rouge. Les miliciens les ont
abattus alors qu’ils allaient chercher une vache dans le quartier de
Williamsville. [167] Le 17 mars, un Sénégalais, blessé au bras
dans le quartier d'Adjamé par un tir d’hommes armés en
uniforme, a raconté comment deux de ses amis, également des
Sénégalais, ont été abattus ce
jour-là : « Les hommes armés ont visé leurs
armes sur eux et ont tiré. […] Ils ne leur ont posé
aucune question, ils les ont abattus comme ça, à bout portant. » [168] Un autre témoin a décrit le meurtre d’un civil
arrêté le 30 mars à un barrage de miliciens à
Adjamé :
À midi, les miliciens ont arrêté
une camionnette et ont demandé au conducteur et à son apprenti
leurs papiers d’identité. Ils ont traîné
l’apprenti hors du siège passager et dit au conducteur qu’il
pouvait partir. Ils ont tiré quatre fois sur l’apprenti. Son corps
est toujours dans la rue. C’est comme ça qu’ils ciblent les
étrangers. […] Ils regardent les papiers et déterminent
votre origine. Si vous êtes originaire de la CEDEAO [Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest] ou du
Nord, ils vous disent de descendre, et—trop souvent—vous tuent.
Avec maintenant une dizaine de ces postes de contrôle à
Adjamé, les meurtres et ce genre d’incidents sont devenus monnaie
courante. [169]
Si les miliciens étaient souvent les
auteurs de crimes, des témoins ont également identifié les
forces de sécurité lors de certaines attaques. Un homme de
40 ans, originaire du Burkina Faso, était l’un des neuf
immigrés ouest-africains arrêtés par des hommes armés
et en uniforme, qu’il pense être des policiers, à un barrage
à Adjamé, le 29 mars. Le groupe a été
emmené dans un poste de police où les policiers leur ont
tiré dessus :
À 8h30, en me rendant à mon
travail, j’ai été arrêté à un poste de
contrôle. Les policiers m’ont demandé ma carte
d’identité. À la vue de mon nom, ils m’ont dit de
monter dans un 4x4 stationné à proximité. Je suis
monté ; il y avait huit autres personnes. Nous avons
été emmenés au 11 e commissariat de police. Il y a un camp, juste derrière le
commissariat, et c’est là que tout s’est passé. La
police nous a poussés et a crié :
« Êtes-vous des frères de la
rébellion ? » J’ai dit non, mais à
l’évidence, ce n’était pas une vraie question. Puis
ils ont dit : « Si vous êtes burkinabé, allez
là-bas à gauche. Si vous êtes malien, allez à
gauche. » Nous sommes donc tous allés à gauche. Puis
ils se sont tournés vers nous et ont tiré. […] Six d’entre nous sont morts. J’ai reçu une balle
dans le bras et dans les reins et j’ai dû leur paraître
mal-en-point parce qu’ils m’ont laissé pour mort. Les
policiers sont partis tout de suite après. Je n’ai pas
douté qu’ils soient des policiers à cause de leur tenue ;
le 4x4 aussi était un véhicule de police, avec les marques de la
police, et le camp au commissariat était un camp de police. Deux des
morts étaient des Burkinabés ; j’ai appris que les six
autres étaient maliens.[…] J e n’ai pas pu dormir la nuit dernière, je ne peux pas
oublier, et aussi à cause des sutures. [170]
La violence à Adjamé a
provoqué un exode massif d’Abidjan des immigrés
ouest-africains et des Ivoiriens du Nord, qui sont allés se
réfugier dans leurs ambassades respectives ou auprès de familles
résidant en dehors d’Abidjan ou dans d’autres quartiers.
Koumassi/Port-Bouët
Human Rights Watch a également
documenté de nombreux meurtres perpétrés dans les
quartiers de Koumassi et de Port-Bouët alors que les Forces
républicaines et les forces pro-Gbagbo s’affrontaient pour prendre
le contrôle d’Abidjan entre le 31 mars et le 11 avril,
date de l’arrestation de Laurent Gbagbo. Étant situés tout
au sud d’Abidjan—à l’autre bout de l’endroit par
lequel les Forces républicaines étaient entrées dans la
ville—, ces quartiers ont été deux des trois derniers
à tomber. En effet, les combats n’y ont pas été
particulièrement intenses car les Forces républicaines
n’ont pas eu besoin de les contrôler pour arrêter Laurent
Gbagbo ; la majorité des miliciens pro-Gbagbo avaient fui le
quartier au moment de l’arrestation de Laurent Gbagbo.
Cependant, tandis que les combats se
poursuivaient dans d’autres parties de la ville, les partisans
réels ou présumés d’Alassane Ouattara dans ces
quartiers ont été systématiquement ciblés par les
soldats des Jeunes patriotes, de la FESCI et du CECOS. Des miliciens ont
tué au moins 18 habitants de Port-Bouët, essentiellement des
immigrés ouest-africains, au cours des attaques des 2 et 4 avril. [171] D’autres encore ont été tués alors
qu’ils tentaient de fuir l’offensive pour aller se réfugier
dans d’autres quartiers. Lors de l’attaque de la milice pro-Gbagbo
le 2 avril, des centaines de personnes sont parties en direction de la
base de la force Licorne située non loin de là. Apprenant que la
base Licorne ne pouvait pas les abriter, les habitants ont poursuivi leur route
vers Koumassi. Un témoin a raconté ce qui s’est ensuite
passé :
Nous étions plus d’une centaine
à courir. Lorsque nous nous sommes approchés du bâtiment de
Koumassi Sicogi où vivaient des miliciens, nous sommes tombés
dans une embuscade. C’était près du Camp Commando [une base
de gendarmerie]. Ils ont ouvert le feu. Dans ma course, j’ai
marché dans un trou et je me suis déchiré le genou. Je
suis tombé par terre et il y avait six corps autour de moi—deux
juste à mes côtés et quatre autres devant moi, à
quelques mètres seulement. Les assaillants sont venus vers nous, ils
portaient un tee-shirt de Gbagbo et un pantalon noir. J’ai fait le
mort ; je savais qu’autrement ils me tueraient. Ils nous ont tous
touchés avec leurs armes et l’un d’eux a dit :
« Ils sont morts, allons-y. » Vers 7 ou 8 heures du
matin, une patrouille française est arrivée. Je ne pouvais pas
bouger à cause de mon genou, mais j’ai hurlé pour
qu’ils m’entendent et ils sont venus me chercher. [172]
Un autre témoin entendu par Human
Rights Watch a assisté, le 7 avril, à
l’exécution de quatre frères à un poste de
contrôle de la milice, à proximité du même Camp
Commando, situé près d’un accès principal à
Koumassi. [173] En fin d’après-midi ce jour-là, un résident
qui habitait à moins de 100 mètres de ce poste de
contrôle a raconté à Human Rights Watch qu’il
s’était discrètement approché du site et avait
filmé 24 cadavres gisant dans la rue. [174] De
nombreux témoins ont raconté qu’au bout de quelques jours,
il y avait des zones entièrement noircies le long de la route où
la milice avait brûlé des corps.
Yopougon
En tant que base de longue date de la milice
de Gbagbo et zone du combat final dans la lutte pour Abidjan, le quartier de
Yopougon a été le site de meurtres particulièrement
violents contre des groupes présumés pro-Ouattara. De nombreux
homicides ont été commis dans les jours qui ont suivi
l’arrestation de Gbagbo tandis que les miliciens cherchaient ouvertement
à se venger.
Dans le quartier de Mami-Faitai, une section
en grande partie musulmane de Yopougon, Human Rights Watch a vu ce qui semblait
être huit fosses communes. Selon des personnes qui ont participé
aux inhumations, chaque fosse contenait entre 2 et 18 cadavres. [175] Au moins 46 personnes ont été tuées dans
cette zone entre les 11 et 13 avril. Les habitants de Mami-Faitai avaient
créé un poste de contrôle à l’entrée de
leur quartier où, selon plusieurs résidents, des jeunes non
armés signalaient si des attaquants arrivaient en frappant sur des
casseroles. Les résidents ont décrit comment sept attaquants en
uniformes de la BAE (l’unité anti-émeute) ont fait une
descente sur le point de contrôle peu après minuit le
11 avril et ont tué 18 personnes. Un rescapé qui a
feint d’être mort après avoir reçu une balle a
déclaré à Human Rights Watch :
Quand ils nous sont tombés dessus, ils
ont crié : « Couchez-vous tous par terre. »
Comme ils avaient des kalaches, chacun d’entre eux, nous n’avions
pas le choix. Nous étions 18 couchés par terre, 16 ont
été tués. Ils ont pris nos portables ; l’un
d’eux a dit : « Maintenant, vous ne pourrez plus appeler
l’ONUCI [les Casques bleus]. » Ils ont demandé nos noms ;
les deux premiers étaient Ibrahima et Boubakar. Ils ont chargé
leurs armes et l’un d’eux a dit : « C’est
vous qui avez attrapé le Président Gbagbo, vous allez payer. Nous
allons creuser une fosse commune dans votre quartier
aujourd’hui. » J’étais le leader du groupe, alors
j’ai dit : « Nous sommes des jeunes du quartier ;
nous ne sommes pas armés. Nous ne sommes pas des rebelles, nous ne
sommes pas des politiciens, nous ne faisons que protéger notre quartier,
nos femmes. »
L’un d’eux a mis son pied sur moi et m’a tiré dans le
dos [blessure constatée par HRW]. Mais il ne m’a pas tué.
Je suis resté là en faisant le mort, en espérant
qu’ils ne s’en aperçoivent pas et me tirent dessus de
nouveau. Il m’a donné des coups de pied, et je n’ai pas
réagi. […] Après un deuxième coup de pied, il est
passé à la personne suivante. Tous les sept tiraient à ce
moment-là—nous tuant l’un après l’autre.
[…] Quand les gens de notre quartier ont entendu les coups de feu,
beaucoup d’entre eux sont venus nous défendre. Mais les gars de
Gbagbo ont tiré pour repousser la foule. Deux autres corps ont
été retrouvés près de la mosquée voisine,
des gens qui avaient essayé de venir nous aider. [176]
Un homme de 65 ans qui vivait dans le
même quartier a perdu cinq fils quand des miliciens se sont introduits en
grimpant dans sa résidence aux alentours de 9 heures du matin le
12 avril. Voici ce qu’il a raconté :
Ils allaient de maison en maison pour tuer.
Ils étaient plus de 10 à avoir sauté la clôture pour
pénétrer dans ma résidence. La plupart étaient en
civil—tout en noir, quelques-uns d’entre eux dissimulant leur
visage avec du charbon—mais d’autres portaient des pantalons
militaires. Tous avaient des kalaches. Ils ont cassé la première
porte, derrière laquelle trois de mes fils se cachaient.
J’étais à l’intérieur de la porte principale,
celle en métal, c’est ce qui m’a sauvé. Ils ne
pouvaient pas la faire tomber comme les deux portes en bois à
l’extérieur dans la cour. Ils ont tiré avec leurs armes
après avoir sauté par-dessus la clôture ; nous avons
tous entendu et avons couru pour écouter et regarder à travers un
trou dans la porte.
Je les ai regardés sortir trois de mes garçons de la
première pièce. Ils les ont forcés à
s’allonger à plat-ventre dans la salle ici, et puis ils leur ont
tiré dessus à bout portant. D’abord, ils ont pris tous
leurs objets de valeur, puis l’un d’eux a ouvert le feu,
« pop-pop », sur chacun de mes fils. Ils ont exigé
de l’argent, et mes fils le leur ont donné ; ils ont
demandé des vêtements, mes fils les leur ont donnés ;
ils ont exigé la télévision, les portables. Tout leur a
été donné et pourtant, les miliciens les ont tués.
Ils criaient que nous, les Dioulas, étions les rebelles qui avions pris
le contrôle du pays. Un autre a dit : « Ce sont vos
frères qui ont capturé Gbagbo hier. » Ils ont
pillé cette chambre, puis ils se sont rendus à la deuxième
porte, où deux de mes garçons dormaient. Ils ont également
défoncé cette porte. Ils ont immédiatement tiré sur
l’un d’eux qui se tenait debout, directement dans la poitrine. L’un
des assaillants a alors dit : « Nous nous sommes occupés
de quatre d’entre eux, ça suffit, allons-y. » Mais un
autre a dit non. Le cinquième fils se cachait sous son lit. Ils
l’ont sorti et lui ont tiré dessus. Plusieurs sont restés
pendant plus d’une heure, tandis que les autres ont poursuivi leurs tueries ailleurs. L’un d’eux a ouvert
le frigo et, avec les cinq corps sur le sol, a sorti du couscous, du bissap
[jus], et a mangé juste là. Des miettes sont restées sur
le sol juste à côté des corps.
Vers 14 heures, nous avons arrêté d’entendre les tirs
et nous sommes sortis. Quand j’ai vu les corps, j’étais sous
le choc, je ne pouvais même pas pleurer. Nous avons marché
à travers le sang pour sortir de l’enceinte, les cinq corps
simplement couchés là. Les impacts de balles avaient
pénétré dans le sol en béton. Nous n’avons
pas pu prendre le temps de les enterrer, car nous ne savions pas quand la
milice reviendrait. Quand nous sommes revenus, nous avons été
informés par quelques personnes qui s’étaient
cachées dans le quartier que les miliciens avaient emballé les
corps ensemble, puis y avaient mis le feu. Des traces de brûlure ont
été trouvées devant notre enceinte. Nous avons
trouvé des restes d’os, mais rien de plus. [177]
Dans le sous-quartier de Doukouré,
à Yopougon, les corps de 29 personnes reposent dans une fosse
commune unique provenant de la tuerie du 12 avril, selon plusieurs
habitants qui ont aidé à enterrer les corps le 13 avril. [178] Au moins sept autres fosses communes contenant de 1 à
12 corps se trouvent à proximité dans le même parking
poussiéreux de la mosquée de quartier, selon des personnes qui
ont aidé à les enterrer. [179] Alors qu’ils allaient de maison en maison en tuant, les miliciens
ont également violé des femmes, dont une de 23 ans :
Vers 14h30, les miliciens ont frappé
à la porte de la cour. Avant même que l’on ne puisse venir
l’ouvrir, ils l’avaient brisée. Mon mari a levé les
mains. Ils ont demandé son ethnie, sa carte d’identité. Il
a répondu : « Je suis dioula » et ils ont dit :
« Ah, c’est vous qui soutenez Alassane. » Il
n’a pas répondu, mais quand ils ont saisi ses papiers
d’identité, ils lui ont tiré dans le bras, puis dans les
côtes.
Ensuite ils ont dit aux femmes d’ôter leurs vêtements et de
se coucher sinon ils nous tireraient dessus. J’ai demandé pardon,
mais l’un d’eux a appelé les autres qui étaient restés
dehors pour qu’ils entrent. Tout d’abord, cinq de plus sont
entrés, puis l’un d’eux est sorti pour en appeler
d’autres, et trois autres sont arrivés. Ils avaient tous des
armes. Les premiers qui sont entrés portaient des treillis militaires et
une kalache. Les autres étaient en civil et avaient des couteaux et des
machettes. Il y avait trois femmes dans les chambres qui donnent sur la cour,
et ils nous ont violées toutes les trois. Un milicien a violé
chacune des femmes. Ils nous ont forcées à nous tourner et nous
ont violées. Après avoir fini, ils ont pris tout ce qui nous
appartenait, et ne nous ont rien laissé.[180]
Human Rights Watch a documenté
21 viols commis par les forces pro-Gbagbo à Doukouré et
Mami-Faitai dans la semaine suivant l’arrestation de Laurent Gbagbo. Au
moins neuf, comme celui relaté ci-dessus, ont été
perpétrés durant les attaques du 12 avril. Les viols ont
continué les jours suivants alors que des femmes tentaient de rentrer
chez elles pour se procurer des affaires essentielles pour leurs familles qui
se tenaient cachées.
Les meurtres commis dans les zones
contrôlées par les milices se sont poursuivis jusque dans les
derniers jours de la bataille de Yopougon. Le
25 avril, les milices pro-Gbagbo ont profité d’un bref
mouvement des Forces républicaines hors de Yopougon Andokoi pour mettre
en place un barrage routier. Deux frères maliens sont entrés dans
le quartier aux environs de midi, en pensant qu’il n’y avait pas de
danger, et ont été arrêtés au poste de
contrôle des milices. Le frère aîné, interrogé
par Human Rights Watch, s’est échappé mais s’est
retourné pour voir que son frère de 26 ans avait
été arrêté. Une fois que les Forces républicaines
ont repris le contrôle de la zone cette nuit-là, le frère
aîné est revenu pour trouver le corps à demi
carbonisé de son frère empilé à côté
de cinq autres victimes, qui avait également été
brûlées au point d’être presque
méconnaissables. [181] Le 27 avril, le sous-quartier de Locodjoro, l’une des
dernières zones à tomber aux mains des Forces républicaines,
a été complètement brûlé par les miliciens en
fuite. Ils ont détruit des centaines de maisons et, selon des
témoins, arrêté, ligoté et exécuté
deux Maliens. L’un d’eux était en chemin vers la zone pour
sauver sa mère qui avait été dans l’incapacité
de fuir les violences antérieures.[182]
Les résidents de Yopougon des deux
partis politiques ont déclaré qu’ils avaient vu quelques
chefs de milice bien connus à l’intérieur et aux environs
des sous-quartiers de Yopougon où un grand nombre de meurtres ont
été commis. Les témoins ont décrit à
plusieurs reprises avoir vu le chef de milice Bah Dora dans la zone de Toit
Rouge. Des témoins ont également décrit la participation
des membres de la milice sous le commandement de Bah dans les multiples
meurtres de civils d’appartenance présumée à des
groupes pro-Ouattara. [183] Plusieurs résidents du quartier ont déclaré
à Human Rights Watch que Bah avait été capturé par
les Forces républicaines et était détenu au 19ème arrondissement. [184] Deux témoins ont également indiqué avoir vu Maho
Glofiei, chef de longue date d’une milice de la région de
l’extrême ouest de la Côte d’Ivoire, à Yopougon
juste avant l’arrestation de Gbagbo. [185]
Offensive militaire des Forces
républicaines
Le 17 mars, Alassane Ouattara a
signé un décret portant création des Forces
républicaines de Côte d’Ivoire, qui constituent les forces
armées « officielles » du pays. Les Forces
républicaines étaient composées de combattants des Forces
nouvelles ainsi que de membres de l’armée nationale et des forces
de sécurité qui avaient rallié le camp d’Alassane
Ouattara. [186] Le décret a été promulgué près de
trois semaines après que les Forces nouvelles, sous le commandement du
Premier ministre d’Alassane Ouattara, Guillaume Soro, avaient
lancé une offensive à Zouan-Hounien, une ville à la
frontière libérienne. Le 29 mars, après un mois
d’intenses combats essentiellement avec des miliciens et des mercenaires
pro-Gbagbo, les nouvelles Forces républicaines ont pris le contrôle
de l’Ouest. Dans les deux jours qui ont suivi, les villes sont
tombées dans le sud, le centre et l’est de la Côte
d’Ivoire, les unes après les autres, des brèches
s’ouvrant sur les trois fronts. Le 31 mars, les Forces
républicaines convergeaient vers Abidjan et entamaient des combats qui
allaient se conclure par l’arrestation de Laurent Gbagbo le
11 avril. Les combats se sont cependant poursuivis jusqu’à la
première semaine du mois de mai, les miliciens pro-Gbagbo continuant le
combat dans leur bastion du quartier de Yopougon.
Avant leur offensive militaire dans
l’extrême ouest du pays, les éléments armés
fidèles à Alassane Ouattara ont été peu
impliqués dans des exactions graves. Cependant, une fois le conflit
armé lancé, les soldats ont systématiquement pris pour
cible des civils suspectés d’être des partisans de Laurent
Gbagbo à chaque fois qu’ils rencontraient une résistance
acharnée essentiellement dans l’Ouest et à Abidjan. Si les
hommes et les jeunes étaient particulièrement visés pour leur
affiliation présumée avec les milices, des personnes
âgées, des femmes et des enfants ont également
été tués. Au total, des centaines de victimes ont
été exécutées après avoir été
prises pour cible selon des critères ethniques, et des dizaines de
femmes ont été violées. Parfois, des hauts gradés
des Forces républicaines ont été impliqués dans ces
exactions, soit directement, soit au titre de leur responsabilité de
commandement.
Meurtres, viols et pillages dans
l’extrême ouest du pays
Les affrontements armés entre les
forces pro-Ouattara et pro-Gbagbo ont débuté le
25 février autour de la ville de Zouan-Hounien, dans l’ouest
du pays. Après s’être emparées rapidement de
Zouan-Hounien et de Bin-Houyé le long de la frontière
libérienne, les Forces républicaines ont fait face à une
plus grande résistance à Toulepleu, Doké, Bloléquin
et Duékoué. [187] Le 10 mars, Soro a proclamé le commandant Fofana
Losséni chef de la « pacification de l’ouest du pays »
pour les Forces républicaines, avec pour mandat de « protéger les populations
au nom du gouvernement Ouattara ». [188] Des
témoins et des journalistes ivoiriens ont également
identifié le capitaine Eddie Médi comme étant le chef de
l’offensive militaire menée de Zouan-Hounien à Guiglo. [189]
Alors que les combats faisaient rage pendant
tout le mois de mars, les Forces républicaines ont
systématiquement pris pour cible les civils présumés
pro-Gbagbo. Les visites effectuées par Soro aux Forces républicaines
à Toulepleu les 9 et 10 mars ne semblent pas avoir
réduit le nombre de leurs exactions.
Human Rights Watch
a recueilli des informations sur les meurtres de civils commis par les forces
pro-Ouattara dans une dizaine de villages au moins autour de Toulepleu et
Bloléquin, notamment des exécutions à bout portant, des
actes de mutilation et des immolations. Bien que la majorité des
habitants guérés de la région aient fui en
prévision de l’attaque menée par les Forces
républicaines, ceux qui sont restés ont été soumis
à un châtiment collectif pour le soutien présumé de
leur groupe à Gbagbo. La commission d’enquête internationale
a par ailleurs découvert qu’« à leur
arrivée dans les villes, les FRCI et leurs alliés ont
également commis de nombreuses exactions contre les populations jugés
[sic] favorables à l’ex président Gbagbo […] ». [190]
Un Guéré de 57 ans
originaire de Zoguiné, village situé entre Toulepleu et le
poste-frontière officiel ivoiro-libérien tout proche, a
expliqué à Human Rights Watch que les Forces républicaines
avaient tué un agriculteur qui rentrait chez lui à pied,
brûlé vive sa mère et détruit son village :
Les rebelles [191] sont
arrivés dans mon village le lundi 7 mars, à 10 heures du
matin. Les femmes du village avaient déjà fui dès
qu’elles avaient appris que Toulepleu avait été
attaquée. Mais ma mère est restée parce qu’elle
n’était pas capable de s’enfuir, et puis il y avait
14 hommes qui sont restés aussi. La plupart d’entre nous
étions au village mais l’un de nous était dans ses champs
en dehors du village.
Sept rebelles sont arrivés. Lorsqu’on a entendu les coups de feu,
on s’est tous enfuis dans la brousse. Mais l’homme qui était
dans sa plantation ne savait pas qu’ils étaient arrivés. Il
est revenu chez lui et à ce moment-là, ils lui ont tiré
dessus et l’ont touché au genou, ce qui fait qu’il ne
pouvait plus marcher. Ils étaient tous en tenue militaire et portaient
des foulards blancs sur la tête. Certains s’étaient
barbouillés le visage avec du charbon ; d’autres
s’étaient mis de la peinture rouge. Les autres, on était
tous cachés dans la brousse et on regardait tout à une distance
de 100, peut-être 200 mètres. Ils lui ont tiré dans le
genou avec une kalache à environ 10-20 mètres. Ils se sont
dirigés vers lui après ce premier coup de feu et l’ont mis
en joue avec leurs fusils. Puis [notre voisin] nous a crié :
« Sortez de la brousse ! Ce ne sont pas les rebelles qui sont
venus. Ce sont nos protecteurs [les troupes pro-Gbagbo]. » Ils ont
essayé de nous piéger. Mais on pouvait les voir, on pouvait les
voir avec leurs fusils pointés sur lui. Donc on n’a pas
bougé. Après deux minutes, ils ont dû se rendre compte
qu’on n’allait pas revenir. Ils ont mis le feu à sa maison,
et puis ils l’ont attrapé à plusieurs et l’ont
traîné par terre. Ils ont dû le traîner sur
85 mètres, l’emmenant vers la route principale qui traverse
le village. Ensuite, ils l’ont abattu à bout portant et
l’ont éventré avec un long couteau. Ils ont laissé
son corps là.
Puis ils sont retournés au village et ont commencé à
rentrer dans toutes les maisons. Ils ont fouillé celles situées
près de la route et ont emporté toutes les choses de valeur. Ils
ont mis le feu aux maisons qui avaient un toit de paille. Ma mère
était âgée et malade et ne pouvait pas quitter son lit. Ils
ont brûlé sa maison avec elle encore à
l’intérieur. J’ai trouvé son corps carbonisé
plus tard, après leur départ. Je les ai regardés
brûler ma maison après avoir tout volé. Comme ils
étaient venus au village à pied, ils ont amassé tous les
objets le long de la route principale. Puis ils ont appelé leurs
compagnons, qui sont arrivés dans un camion-cargo militaire pour tout
emporter. Ils ont pris des téléviseurs, des radios, toutes les
choses sur lesquelles ils ont pu mettre la main. Ils ont massacré tous
nos animaux—en ouvrant simplement le feu sur eux avec leurs kalaches—avant
de monter dans le camion. [192]
Dans quelques villes et villages, les Forces
républicaines sont arrivées plus tôt que prévu,
avant que la plupart des habitants n’aient pu fuir, et elles ont ouvert
le feu alors que la population en panique cherchait à se réfugier
dans la brousse avoisinante. Human Rights Watch a recueilli des informations
sur des dizaines de meurtres survenus dans ces circonstances à
Toulepleu, Diboké, Doké et Bloléquin.
Des témoins ont déclaré
que les Forces républicaines allaient souvent de maison en maison
après s’être emparées d’un village, tuant bon
nombre de ceux qui étaient restés. Une habitante de Diboké
âgée de 23 ans a déclaré à Human Rights
Watch que des combattants des Forces républicaines étaient
entrés chez elle et avaient tué sa mère, son père
et son frère cadet. Elle s’était échappée par
une fenêtre, trouvant finalement refuge au Libéria. [193] Une femme de 25 ans de Bloléquin s’est cachée
sous son lit lorsque les forces pro-Ouattara ont pénétré
chez elles et ont tué sa s œ ur âgée de 20 ans. [194] Dans au
moins quatre cas sur lesquels Human Rights Watch a recueilli des informations,
les victimes ont eu des parties de leurs bras tranchés et ont ensuite
été éventrées à l’aide de longs
couteaux—deux alors qu’elles étaient encore vivantes, deux
autres après avoir été abattues. [195]
Après avoir commis ces actes dans
plusieurs villes et villages, certains soldats des Forces républicaines
se sont déployés à pied sur les pistes dans des zones
où les habitants travaillent dans leurs plantations de cacao—tuant
d’autres personnes qui croyaient avoir trouvé refuge dans un
endroit sûr. Une femme de 47 ans a décrit à Human
Rights Watch ce qui s’est produit dans l’une de ces
circonstances :
Lorsqu’on a appris que les rebelles
arrivaient, ma famille a trouvé refuge dans notre campement [petite
plantation de cacao]. C’est à deux kilomètres à
l’extérieur de Doké, sur une piste seulement accessible
à pied ou à moto. On pensait qu’on y serait en
sécurité, même s’il y avait des combats en ville. Le
16 mars, j’étais avec mon père, mon mari et mon fils
de 10 ans. Ma s œ ur et ses
enfants étaient là aussi. On était en train de
préparer à manger lorsque deux rebelles sont tombés sur
nous dans la brousse. L’un d’eux portait un treillis militaire
complet avec un foulard blanc ; l’autre portait un pantalon
militaire et un tee-shirt noir. Peut-être avaient-ils vu le feu et
c’est comme cela qu’ils nous ont trouvés.
C’est moi qu’ils ont vue en premier lieu et ils ont tiré sur
moi à 20 ou 30 mètres de distance. Je suis tombée par
terre et j’ai fait semblant d’être morte. Ils ne
m’avaient pas touchée. Puis ils ont vu les autres et se sont
dirigés vers eux. Ils ont à nouveau ouvert le feu et ils ont
tué ma famille—mon fils, mon mari et mon père, ils ont tous
été tués. Ils tiraient avec des grands fusils, des fusils
qui tiraient vite, du genre « boom-boom-boom ». Je gisais
là par terre, j’ai vu quand mon fils s’est
écroulé, mort, mais je ne pouvais pas pleurer. Si j’avais
pleuré, ils auraient su que j’étais encore vivante et ils
m’auraient tuée. Mais pourquoi suis-je encore vivante ? Ils
ont pris mon fils, mon mari et mon père. Je n’ai plus rien. Je ne
suis plus en vie de toute façon. […] Ils sont partis et
après un petit temps, je me suis levée et j’ai
regardé les corps. Du sang avait coulé par terre, mais aucun
d’eux ne bougeait encore. Mon fils avait reçu deux balles,
l’une dans la poitrine, l’autre dans le ventre. Je l’ai pris
dans mes bras et j’ai pleuré en silence. [196]
Des témoins ont expliqué
qu’après avoir tué sommairement les civils
guérés trouvés dans un village, les Forces
républicaines se livraient souvent au pillage avant de mettre le feu aux
maisons. Human Rights Watch a recueilli des informations sur l’incendie
partiel d’au moins 10 villages guérés autour de Toulepleu
et de Bloléquin. Plusieurs témoins ont signalé à
Human Rights Watch qu’alors qu’ils étaient cachés
dans la brousse, ils avaient vu les forces pro-Ouattara aller
jusqu’à mettre le feu aux bâtiments servant à stocker
le riz et les semences de riz. [197]
Exécutions sommaires de civils
détenus, essentiellement des personnes âgées
Lorsque les Forces républicaines
déferlaient sur un village, les personnes âgées ou malades,
ainsi que leurs proches qui refusaient d’abandonner les êtres chers
incapables de fuir, sont souvent restés dans leurs maisons. Dans
plusieurs cas au moins, les Forces républicaines ont enfermé ces
personnes dans une ou plusieurs maisons du village et les ont tuées dans
les jours qui ont suivi. Human Rights Watch a recueilli des informations sur
les meurtres d’une trentaine de Guérés qui n’avaient
pas été en mesure de fuir avec leurs familles ; dans la
vaste majorité des cas, les Forces républicaines ont abattu les
victimes âgées à bout portant. Des dizaines d’autres
réfugiés interrogés par Human Rights Watch ont
déclaré avoir laissé derrière eux des parents trop
âgés dans d’autres villages autour de Toulepleu et de
Bloléquin, ce qui semble indiquer que ce bilan meurtrier pourrait
s’avérer plus lourd encore.
Une femme guéré de 21 ans
originaire d’un village proche de Toulepleu a confié que
début mars, elle, sa famille et cinq autres habitants avaient
été maintenus en détention. Elle a été
violée, son mari a été tué pour avoir essayé
de la défendre, et d’autres ont été
exécutés :
Le village a été attaqué
par des rebelles [aux alentours du 7 mars]. Les loyalistes [troupes
pro-Gbagbo] étaient restés dans le village pendant un certain
temps avant, mais ils avaient fui juste avant l’arrivée des
rebelles. Mon mari, mes deux enfants et moi nous sommes cachés chez
nous. Les rebelles nous ont trouvés et nous ont emmenés dans la
maison du chef du village, où nous avons été
détenus pendant une semaine environ, avec cinq autres villageois, dont
deux femmes. Chaque jour, ils prenaient quelqu’un et l’abattaient
devant la maison. Les rebelles entraient, emmenaient la personne dehors, et
puis un coup de feu retentissait et la personne ne revenait plus jamais. Le
cinquième jour, j’ai été violée dans la
maison par l’un des rebelles. Il m’a violée sous les yeux de
mes enfants. Lorsque mon mari a tenté de me défendre, ils
l’ont emmené dehors, ont tiré un coup de feu, et il
n’est jamais revenu. [198]
Une femme de 67 ans originaire de
Doké, où des combats entre les forces de Ouattara et celles de
Gbagbo ont eu lieu le 13 mars, a fourni à Human Rights Watch une description
analogue de l’exécution de 20 civils guérés, en
majorité des hommes et femmes âgés :
J’ai été
réveillée par des coups de feu le premier jour où ils ont
attaqué Doké. J’étais chez moi, et quand j’ai
entendu les tirs, je suis sortie en courant. Les rebelles m’ont
immédiatement capturée. Certains portaient des treillis militaires ;
d’autres étaient en tee-shirt et en pantalon militaire. Il y avait
des camions-cargo militaires et des 4x4 autour de la ville. Six d’entre
eux nous ont attrapées, moi et quatre autres personnes. Ils nous ont
enfermées dans l’une des plus grandes maisons du village. Alors
qu’ils nous mettaient là, l’un d’eux a dit :
« On n’est pas venus ici pour vous. On n’est pas venus
ici pour vous tuer. » […] Le deuxième jour, ils ont amené
d’autres personnes dans la maison. Certaines étaient du village,
pour la plupart d’autres personnes âgées ou malades qui ne
pouvaient pas fuir. Et puis, il y a eu d’autres personnes comme nous
qu’ils ont amenées des villages voisins. Au total nous étions
plus de 30, peut-être même plus de 40. Nous avions tous plus de
45 ans. […] Quel combat leur a-t-on livré ? C’est ce jour-là qu’ils ont
commencé à tuer. Les rebelles ont traîné les gens
hors de la maison et puis les ont exécutés juste devant. Je pouvais
regarder dehors et j’ai tout vu. J’étais tellement surprise
la première fois, on a tous pleuré, sachant alors qu’on
allait mourir. Ils ont saisi un vieil homme — ils étaient trois à être entrés — , l’ont traîné dehors,
lui ont dit de s’éloigner en marchant, puis ils l’ont abattu
à deux-trois mètres de distance. Son corps s’est simplement
écroulé sur le sol. Puis ils sont rentrés et ont saisi
quelqu’un d’autre. Ce jour-là, ils ont tué le chef de
notre village. […] Au total, ils ont tué plus
de 20 personnes détenues, plusieurs personnes chaque jour. Après trois jours d’exécutions, ils ont
rassemblé quelques cadavres et les ont brûlés.
L’odeur était épouvantable à cause de tous les corps
en décomposition devant la maison. […]
Ils m’avaient frappée sur le pied avec une kalache le premier
jour, et mon pied était vraiment enflammé. Un jeune rebelle est
venu me trouver à cause de ma blessure et m’a dit que je devais
aller dans la brousse ramasser du bois pour cuisiner pour eux plus tard. Il a
dit à son ami que je ne pouvais pas m’enfuir vu que mon pied
était très enflammé. Ils ne se rendaient pas compte que
j’étais encore forte, que je savais que si je restais, je serais
tuée. Donc quand je suis allée dans la brousse pour chercher du
bois, j’ai pris la fuite. Je suis restée dans la brousse pendant
deux semaines. […] Je ne sais toujours pas où se trouvent mon mari
et mes enfants. [199]
Un homme de 84 ans détenu dans une
autre maison de Doké avec six autres Guérés a
expliqué que le cinquième jour de leur captivité, des soldats
en uniforme des Forces républicaines ont verrouillé la maison
dans laquelle ils étaient détenus et qui ne comptait qu’une
seule pièce, ouvrant ensuite le feu à travers les murs. Cinq des
sept captifs sont morts immédiatement, tous avaient plus de 50 ans,
et le témoin a eu trois blessures par balle à la jambe gauche. [200] Les forces pro-Ouattara ont quitté le village—qui a
été repris brièvement le jour même sans coup férir
par les forces pro-Gbagbo—, permettant à l’homme de
s’échapper avec l’autre survivant. Ils ont trouvé une
voiture qui les a emmenés à Guiglo, où la Croix-Rouge les
a soignés. Menacé par une autre attaque imminente des Forces
républicaines à Guiglo, l’homme de 84 ans a parcouru
pendant deux semaines plus de 100 kilomètres à pied pour
rejoindre le Libéria et trouver refuge dans un village libérien. [201]
Viols et autres violences
sexuelles
Human Rights Watch a recueilli des
informations sur 23 cas de viol et autres violences sexuelles commis par
les Forces républicaines lors de leur progression dans
l’extrême ouest du pays. Toutes les victimes étaient
guérés. Dans plusieurs cas, les agresseurs ont fait allusion
à l’origine ethnique de la victime avant ou pendant le viol. Des
informations dignes de foi émanant d’organisations humanitaires
travaillant le long de la frontière ivoiro-libérienne semblent
indiquer qu’il existe des dizaines d’autres cas analogues.
Dans quelques cas, les combattants ont
capturé des femmes et des filles lors de l’attaque initiale
d’un village, les ont forcées à aller dans la brousse
avoisinante et les ont violées. Une femme de 31 ans originaire de
Bohobli, un village proche de Toulepleu, avait décidé de ne pas
s’enfuir lors de l’avancée des forces d’Alassane
Ouattara car sa grand-mère ne pouvait pas partir et elle-même
était handicapée du pied. Elle a confié à Human
Rights Watch que trois hommes armés étaient entrés chez
elle. Un combattant a tué la grand-mère à coups de
machette, tandis que les deux autres ont traîné la femme dans la
brousse, où ils l’ont violée. [202]
Dans la majorité des cas
documentés, les combattants ont enfermé les femmes dans des
maisons pendant un ou plusieurs jours, commettant des viols collectifs
répétés avant de partir pour la ville ou le village
voisin. Aux alentours du 7 ou 8 mars, les Forces républicaines sont
passées par Basobli, à une dizaine de kilomètres de
Toulepleu en direction de la frontière libérienne. Bien que la
plupart des habitants aient fui dès qu’ils ont appris la chute de
Toulepleu, une femme de 25 ans qui s’est entretenue avec Human
Rights Watch est restée au village pour veiller sur ses jeunes
frères et soeurs :
Des rebelles armés sont arrivés
au village. Sept d’entre eux ont investi la maison familiale et
m’ont gardée prisonnière pendant deux nuits avec trois
frères et s œ urs plus jeunes
et une cousine. Trois des sept hommes m’ont violée dans la maison
à de multiples reprises les deux nuits. Les rebelles étaient
toujours là, mais pendant la journée, j’étais
autorisée à circuler dans le village. Trois autres femmes du
village étaient détenues chez elles ; je parlais avec elles
pendant la journée, et les femmes m’ont dit qu’elles
étaient violées aussi. Lorsque nous nous sommes parlé le
troisième jour, nous avons décidé de fuir. Je suis
allée chercher ma famille et dès que la chance s’est
présentée, nous nous sommes enfuis dans la brousse. [203]
Après que les forces pro-Ouattara
avaient pris Bloléquin le 20 mars, elles ont également
enfermé les hommes et les femmes qu’elles avaient capturés
pendant les combats et qui étaient dans l’impossibilité de
fuir. Dans une villa située non loin de la préfecture où
étaient installés plusieurs commandants des Forces
républicaines, des combattants ont violé à plusieurs
reprises huit jeunes femmes guérés, dont plusieurs filles, comme
l’a décrit un homme détenu avec elles :
On m’a emmené dans une maison de
Bloléquin en même temps que 15 autres prisonniers.
C’était une très grande villa en ville. Les chefs
militaires des FAFN [Forces nouvelles] étaient installés dans le
bâtiment de la préfecture en ville, mais un autre groupe FAFN
avait réquisitionné cette maison qui n’était pas
trop éloignée. Ils nous ont gardés prisonniers là.
Sur les 16, huit étaient des femmes—dont quelques filles de 14, 15 ans.
On était tous guérés. […] Pendant la nuit, ils sont
venus et ont saisi les femmes, qui criaient et imploraient les soldats de ne
pas les toucher. Tous les FAFN qui étaient là avaient la
même idée en tête, violer les femmes, surtout les plus
jeunes. La première fois, trois des soldats sont venus en même
temps et l’un d’eux a dit alors qu’il empoignait une
fille : « Vos maris guérés voulaient la guerre
avec nous, eh bien nous allons leur donner la guerre. »
Ils se sont même battus entre eux, devant nous, pour savoir qui pourrait
être avec telle ou telle fille. Toute la nuit ils ont emmené les
filles—un ou deux FAFN en attrapaient une, emmenaient la fille dans une
pièce de l’autre côté du couloir, ou en bas—et
puis, ils la violaient. J’ai écouté les cris toute la
nuit ; je n’ai pas dormi, aucun d’entre nous n’a dormi.
Puis ils ramenaient les filles, et c’était au tour d’un
autre FAFN. On était tous enfermés dans la même
pièce, et les filles revenaient et nous disaient que les soldats les
avaient violées à maintes reprises. Elles ont dit que les soldats
appuyaient la pointe d’un fusil ou une machette contre leur cou, leur
disaient de se déshabiller et puis les violaient. [204]
Les crimes susmentionnés—meurtres
à l’arrivée des Forces républicaines dans les
villages, exécutions de vieillards incapables de fuir, violences sexuelles
et destruction de villages par le feu—semblent avoir été
essentiellement commis par les forces sous le commandement direct du capitaine
Eddie Médi (voir l’encart ci-après pour plus
d’informations à son sujet). [205] Ancien
commandant des Forces nouvelles à Danané, Eddie
Médi a dirigé ses forces de Zouan-Hounien vers Toulepleu, puis de
Bloléquin vers Guiglo au cours de l’offensive du mois de mars. [206] Les forces d’Eddie Médi ont commis à leur passage
de nombreux meurtres et viols qui ont été documentés. Lors
d’un entretien en date du 17 mars 2011, Dion Robert, le major
général de Médi a déclaré que « le
capitaine Eddie est toujours au-devant des troupes »,[207] laissant supposer qu’il avait dû voir au minimum
quelques-uns des crimes de guerre ayant été
perpétrés. L’Associated Press a signalé que les
exactions commises par les troupes de Médi se sont poursuivies au cours
des mois suivants, notamment avec l’effroyable massacre de
47 Guérés près de la frontière libérienne
le lendemain de l’investiture d’Alassane Ouattara. Eddie
Médi a reconnu avoir envoyé ses troupes dans cette zone le jour
en question, ajoutant cependant que c’était pour lutter contre les
activités des mercenaires pro-Gbagbo. [208]
Des exactions
récurrentes : deux chefs des Forces républicaines qui ont
commandé des troupes à l’origine de crimes graves dans le
passé
Capitaine Eddie
Médi : Comme
nous l’avons indiqué un peu plus haut, Eddie Médi a commandé
dans l’extrême Ouest les forces armées qui ont
assassiné, violé et brûlé des villages pour des
raisons politiques et ethniques. Durant le conflit armé de 2002-2003,
Eddie Médi était un commandant du Mouvement pour la justice et
la paix (MJP), un groupe rebelle qui, en se joignant à deux autres
groupes, a donné les Forces nouvelles. Selon un article de Nord-Sud,
à partir de novembre 2002, il aurait joué un rôle actif
dans « différents combats pour le contrôle des
villes de l’Ouest que sont Man, Danané et Bangolo »
puis « [mis] en déroute les mercenaires libériens »
qui avaient commis des massacres à Bangolo. [209] Le 7 mars 2003, des mercenaires
libériens pro-Gbagbo ont en effet été impliqués
dans le massacre de quelque 60 habitants de Bangolo, pour la plupart des
Dioulas, comme l’a documenté Human Rights Watch au moment des
faits. [210] Cependant, deux semaines plus tard, le
22 mars, les forces rebelles ont commis un massacre contre des civils
guérés dans le village de Dah, juste en dehors de Bangolo, dans
ce qui constituait « probablement une attaque de
représailles », selon le même rapport de Human
Rights Watch de 2003. [211] Il n’est pas clair si Eddie
Médi a été personnellement impliqué dans cette
attaque, mais les informations publiées dans le quotidien Nord-Sud
indiquent qu’à cette période, il était au moins le
commandant du MJP dans la région de Bangolo. Un rapport d’International
Crisis Group a relaté qu’en avril 2003, le MJP établi sur
place avait « empêché l’accès
[…] pendant quatre jours » aux troupes de la MICECI
(la mission de la CEDEAO en Côte d’Ivoire en 2003)
envoyées pour enquêter sur le massacre. Lorsque le MJP a fini
par autoriser la MICECI à entrer, il ne restait plus aucune preuve
physique d’un massacre. [212]
Lors d’un
entretien accordé au quotidien Fraternité-Matin, Eddie
Médi, alors à la tête des opérations militaires
des Forces nouvelles dans la zone, [213] a été interrogé sur
les accusations de massacres, de viols et d’autres actes criminels
commis par ses forces. Il a répondu qu’après la fuite des
forces officielles de Laurent Gbagbo, des jeunes encore armés étaient
restés dans les villages et leur avaient opposé une
« forte résistance », avant de
poursuivre : « Il peut avoir des débordements
à certains endroits. Cependant, je crois que cela est dû
à la résistance qui nous a été faite. […]Les
événements de Bangolo ne sont pas imputables uniquement
à notre mouvement. […].Beaucoup parmi ceux qui parlent,
n’ont aucune preuve que les actes qu’ils décrivent sont de
nous. » [214] Les mêmes explications ont souvent
été avancées par les Forces
républicaines—souvent composées par les mêmes
commandants—lorsqu’elles ont été accusées
d’exactions similaires en 2011.
Commandant
Ousmane Coulibaly (communément connu sous son ancien nom de guerre
« Ben Laden ») : Comme cela est évoqué plus bas dans la
partie consacrée à la bataille finale pour la prise
d’Abidjan, Ousmane Coulibaly était en charge des troupes
basées à Yopougon, que des témoins et des victimes ont
accusées à plusieurs reprises d’être
impliquées dans des meurtres, des actes de torture et des
détentions arbitraires. Le rapport 2009 sur les droits de l’homme du d épartement
d’État des États-Unis relatif à la Côte d’Ivoire souligne que
Coulibaly pourrait être impliqué au titre de ses
responsabilités de commandant dans des crimes graves, soulignant que
« le caporal Alpha Diabaté, proche collaborateur du
commandant Ousmane Coulibaly du secteur 8 des Forces nouvelles, a
été identifié comme étant l’auteur
d’actes de torture sur trois éleveurs à Odienne en mai
2008. Fin 2008, les autorités des Forces nouvelles n’avaient
toujours pas pris de mesure à son encontre ». [215] De plus, au début et à la
mi-2003, Ousmane Coulibaly était un commandant du groupe rebelle MJP
dans la ville de Man située à l’ouest du pays. Le MJP,
qui a plus tard été intégré aux Forces nouvelles,
entretenait des liens étroits avec Charles Taylor et les mercenaires
libériens. [216] Human Rights Watch, [217] International Crisis Group, [218] la commission d’enquête
internationale de 2004 [219] et Amnesty International [220] ont accusé les forces du MJP
d’avoir commis de graves crimes internationaux à Man et dans les
environs. Ousmane Coulibaly n’a pas été cité comme
ayant ordonné ces crimes, mais il était le commandant des
opérations supervisant les troupes qui ont perpétré de
tels actes.
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Massacre de Duékoué
impliquant les Forces républicaines
Après que les Forces
républicaines avaient pris le contrôle deDuékoué
le 29 mars tôt le matin, elles et leurs milices alliées ont
massacré des centaines d’habitants guérés dans le
quartier Carrefour de la ville. Human Rights Watch a interrogé huit femmes
qui ont assisté aux événements, ainsi que plusieurs
personnes qui avaient aidé à compter ou à enterrer les
corps dans les jours qui ont suivi le massacre. Cinq témoins ont
clairement identifié des Forces républicaines parmi les
attaquants, affirmant qu’ils étaient arrivés dans des
camions, des 4x4 et à pied, en tenue militaire. D’autres ont
expliqué avoir vu deux milices pro-Ouattara opérer en
étroite collaboration avec les Forces républicaines, commettant
des exactions contre la population civile : un groupe traditionnel de
chasseurs et de défense civile dont les membres sont connus sous le nom
de Dozos, généralement armés de fusils et
identifiés par leurs vêtements traditionnels ; et un groupe
de miliciens burkinabés qui vivent dans la région et sont
dirigés par Amadé Ouérémi. La commission
d’enquête internationale, [222] Amnesty International [223] et la Fédération internationale des ligues des droits de
l’homme [224] s’accordent pour désigner les soldats des Forces
républicaines comme impliqués directement dans le massacre de
Duékoué, aux côtés de groupes de miliciens comme les
Dozos. [225]
Le quartier Carrefour est depuis longtemps un
point de concentration des miliciens pro-Gbagbo et, au
cours des jours précédant la prise de contrôle par les
Forces républicaines, les miliciens et mercenaires se sont livrés
à des meurtres de partisans d’Alassane Ouattara. Cependant, selon
des témoins interrogés par Human Rights Watch, les forces
pro-Ouattara y ont exécuté des hommes qui ne passaient pas pour
être membres des milices, y compris des garçons et des vieillards.
Selon les déclarations faites par des membres des forces pro-Ouattara
pendant l’attaque, ils visaient la population du quartier en vue
d’infliger un châtiment collectif aux Guérés. Une
femme de 39 ans a décrit le meurtre de son mari ainsi que des
dizaines d’autres meurtres, dans un récit qui en rappelle de
nombreux autres :
C’est mardi matin [le 29 mars],
juste après que les rebelles [pro-Ouattara] avaient pris le
contrôle de Duékoué, qu’ils sont arrivés dans
le quartier et ont commencé à tirer partout. Ils devaient
être 500. […] Ils sont allés de maison en maison et ont fait
sortir les hommes pour les tuer. Deux d’entre eux ont enfoncé ma
porte et sont entrés chez moi ; ils ont forcé mon mari
à sortir. Plusieurs autres portaient une torche et ont mis le feu
à la maison. Je suis sortie en criant derrière eux, et ils ont
abattu mon mari à bout portant avec un grand fusil. […] Les
rebelles ont dit : « On est là pour tuer Gbagbo, mais
parce que vous, les Guérés, avez voté Gbagbo, on va vous
tuer, on va vous tuer jusqu’au dernier. »
Puis les rebelles sont passés à la maison voisine, me laissant
là en train de crier. Mon mari, mon beau-frère, plusieurs
cousins, ils ont tous été tués par les forces
d’Alassane ce jour-là. La plupart des attaquants présents
dans le quartier portaient une tenue militaire—la tenue des Forces
républicaines. Beaucoup avaient des foulards rouges. D’autres
étaient des Dozos en vêtements traditionnels et certains
étaient des jeunes Dioulas venus avec des couteaux et des machettes. Les
Forces républicaines sont arrivées les premières en
voiture et à pied, et puis les autres ont suivi. Ils ont tué des
gens désarmés partout. J’ai vu des gens à qu’on
égorgeait avec des machettes et des couteaux, d’autres qui
étaient abattus. On pouvait voir les taches de sang sur la route, le
sang de tous ceux qui avaient été tués. Il y avait des
corps partout. On pouvait juste voir les rangées de corps de ceux
qu’ils avaient fait sortir et qu’ils avaient abattus. […] La
plupart des personnes tuées étaient des hommes, mais ils ont
tué des garçons, comme les hommes, comme les vieillards. Je les
ai vus tuer des garçons, sous mes yeux. L’un d’eux ne devait
pas avoir plus de 10 ans et alors qu’ils le traînaient dehors,
il m’a regardée l’air tellement effrayé et a
dit : « Mama, s’il te plaît », et puis
ils l’ont abattu. [226]
Une femme de Carrefour âgée de
29 ans a également confié que son mari avait
été tué et que son frère de 15 ans avait
été recruté de force :
Aux alentours de 8 heures du matin, ils
ont commencé à attaquer le quartier Carrefour. […] Il y en
avait plein, tout plein. Il y avait des Dozos, des hommes d’Amadé,
des jeunes armés et en civil, et des soldats FN. On s’était
cachés chez nous, mon frère, mon mari et notre
bébé. Les forces sont venues et ont dit : « Les
femmes, partez, les hommes, on va vous tuer », chacun a
cherché à s’enfuir. On a fait de même. À
13 heures, on s’était enfuis de chez nous et on était
à pied sur le bord de la route principale, près du pont. Il y
avait plein de cadavres dans les rues, des forces pro-Ouattara partout au milieu
du carnage. Pendant notre fuite, j’ai vu des gens qu’on abattait
autour de nous avec des kalaches, mais je ne pouvais pas faire attention,
j’étais trop effrayée. Un 4x4 nous a
dépassés ; l’un d’eux nous a vus et ils se sont
rangés sur le côté. […] Trois hommes sont descendus
et ont stoppé mon mari. Ils ont dit : « On cherche des
Guérés. Vous avez voté Gbagbo, on va vous tuer tous. Toi,
tu es guéré. » Il a répondu : « Non,
j’ai voté ADO », mais ils ont dit :
« Non, tu n’as pas voté pour lui, tu es
guéré, donc tu as voté Gbagbo ». En fait, on
n’a pas voté. Ils ont éloigné mon mari de moi.
J’avais notre bébé de six mois dans les bras. Ils
scandaient : « ADO ! ADO ! Vous êtes tous des
Guérés, vous qui avez voté Gbagbo ! Vous n’avez
pas voté ADO, on va vous tuer tous. Vous êtes tous des Gbagbo
ici. »
Puis ils ont tiré dans le ventre de mon mari. Tous les trois ont
tiré sur lui avec leurs kalaches, alors qu’il était juste
devant eux. Ils ont regardé mon bébé de six mois et ont
décidé que mon bébé ne pouvait pas leur être
utile, mais mon frère de 15 ans était là. Il
criait : « Pourquoi vous l’avez
tué ? » Tuer mon mari n’était pas
suffisant. […] Ils ont dit : « Aujourd’hui, tu vas
devenir soldat. Nous allons t’emmener à Man. À Man, tu vas
devenir soldat. » C’est à Man que se trouve la base des
Forces nouvelles. Ils l’ont emmené de force dans le camion. Il y
avait au moins six autres jeunes garçons qui attendaient dedans, dont
des enfants qui n’avaient pas l’air d’avoir plus de
10 ans. Je ne les ai pas reconnus, mais c’étaient des
garçons en civil, la peur transparaissait sur leur visage. J’ai
entendu les garçons qui imploraient le pardon quand les hommes sont
revenus, mais les soldats n’ont pas répondu. Ils ont poussé
mon frère à l’intérieur avec les autres
garçons et ont démarré. Je n’ai pas eu de nouvelles
depuis.
Les hommes qui ont tué mon mari étaient des militaires
armés de couteaux, de machettes et de kalaches. Ils portaient des
gris-gris de guerriers [amulettes traditionnelles souvent portées par
les combattants du Nord], des jeans et en haut une tenue de camouflage
militaire. C’étaient clairement des forces pro-Ouattara ; ils
chantaient « ADO ». Les FN avaient pris la ville ce
jour-là, avec les Dozos et les Burkinabés qui étaient dans
les rues aussi, brûlant des choses et tuant des gens, allant de maison en
maison. Pas une seule maison n’a été laissée indemne
à Carrefour. […] Mon appartement n’existe plus ; il a
été incendié comme les autres. [227]
Un chef religieux de Duékoué qui
s’est rendu dans le quartier Carrefour le 31 mars a confié
à Human Rights Watch que des centaines de cadavres y gisaient encore,
dont 13 dans une église appelée l’Église du
Christianisme céleste. Parmi eux se trouvait le corps criblé de
balles du pasteur, toujours en habits religieux. [228]
Bataille finale pour Abidjan et les semaines qui ont suivi
Le schéma d’exactions
observé tout d’abord lors de l’offensive militaire des
Forces républicaines dans l’Ouest s’est poursuivi lorsque
celles-ci ont pris le contrôle d’Abidjan en avril et se sont lancées
à la recherche d’armes et de miliciens. Des combats actifs contre
les miliciens et les mercenaires pro-Gbagbo ont en effet continué bien
après l’arrestation de Laurent Gbagbo le 11 avril, les dernières
enclaves de Yopougon étant libérées—et les derniers
groupes de miliciens ayant pris la fuite—aux alentours du 8 mai.
Comme dans l’Ouest, en prenant le contrôle des zones, les Forces
républicaines ont pu constater que nombre des personnes issues de leurs
groupes ethniques avaient été assassinées par les miliciens
de Laurent Gbagbo en fuite. Parfois lors d’opérations
systématiques et organisées, parfois par simple revanche, les
Forces républicaines ont entamé des représailles
collectives à l’encontre de jeunes hommes appartenant à des
groupes ethniques associés à Laurent Gbagbo—commettant des
exécutions extrajudiciaires dans les quartiers et les sites de
détention, et faisant subir à de très nombreuses personnes
un traitement inhumain parfois assimilable à de la torture.
Au cours des mois suivant les enquêtes
de Human Rights Watch, la division des droits de l’homme de l’ONUCI
a continué à documenter des meurtres et d’autres exactions
perpétrés par les Forces républicaines, notamment huit
meurtres et d’autres cas de torture et de traitement inhumain entre les
17 et 23 juin [229] , ainsi que 26 exécutions extrajudiciaires et 85 cas
d’arrestation et de détention arbitraires entre le 11 juillet
et le 10 août. [230]
Meurtres et autres exactions commises lors de patrouilles et
d’opérations de recherche
Human Rights Watch a
documenté 95 meurtres commis par des soldats des Forces
républicaines contre des habitants non armés lors des
opérations de recherche qui ont suivi la fin de la lutte active contre
les forces pro-Gbagbo . Deux
meurtres ont été commis les 23 et 24 mai, après
l’investiture d’Alassane Ouattara le 21 mai. La grande majorité des meurtres documentés
ont été commis à Yopougon, une commune habitée par
un grand nombre de partisans de Laurent Gbagbo et d’anciennes bases des
groupes de miliciens. La commune de Yopougon semble avoir
été prise pour cible de manière
disproportionnée pour les meurtres commis en représailles alors
que les Forces républicaines infligeaient une punition collective
meurtrière à de jeunes hommes des groupes ethniques bété,
attié, guéré et goro. De nombreux résidents ont
déclaré à Human Rights Watch que les milices et les
mercenaires, qui avaient pendant des mois pris pour cible et tué des
groupes pro-Ouattara, avaient pour la plupart pris la fuite avant la prise de
contrôle des Forces républicaines, de sorte que ceux qui
étaient restés étaient des civils, présumés
être des partisans de Laurent Gbagbo. Yopougon, qui compte environ un
million d’habitants, est divisée en dizaines de quartiers. Bien
que les Forces républicaines aient commis des violences dans tout
Yopougon—et dans une moindre mesure à Koumassi et Port-Bouët—,
plus de 70 des meurtres documentés par Human Rights Watch se sont
produits dans les sous-quartiers de Koweit et Yaosseh.
Koweit
Koweit a été l’une des
dernières zones d’Abidjan à tomber, avec des combats se
terminant aux alentours du 3 mai. Dans les jours et les semaines qui ont
suivi, les Forces républicaines ont procédé à des
fouilles maison par maison. Les hommes de groupes pro-Gbagbo semblent avoir
été la cible d’exactions. Human Rights Watch a
également documenté un cas de viol. Une femme de 34 ans
originaire de Yopougon Koweit a décrit comment elle a été
brutalement violée par un soldat des Forces républicaines le 8 mai,
et a ensuite vu les Forces républicaines tuer 18 jeunes :
Des gars en tenue militaire sont
arrivés ce matin-là à 9 heures et ont dit
qu’ils cherchaient des armes. Huit d’entre eux sont entrés
dans ma maison. Ils ont crié : « Donnez-nous votre
argent ou nous vous tuerons. C’est vous qui avez pris soin des milices
ici. » Ils ont pris 50 000 francs CFA (76 euros), mon
matelas, une bouteille de gaz—tout ce qui avait de la valeur. Les gars
étaient grands, c’étaient des militaires des FRCI avec des tenues
propres. Un chef de file incontesté parmi eux a dit :
« Vous les Bétés, les Guérés, les
Attiés, c’est vous qui avez fait cette guerre. Où sont les
jeunes [hommes], nous allons tous les tuer. »
Ils sont allés de maison en maison et ont pillé tout ce qui avait
de la valeur. Ils sont restés pendant des heures. Lorsque les
marchandises ont commencé à s’accumuler, ils m’ont
forcée à charger leurs voitures—des
téléviseurs, des frigos. […] Je portais un gros container
de gaz de cuisine sur la tête et un autre à la main. […]
J’ai chargé une camionnette pick-up, une berline, puis une autre
berline, toutes bourrées des objets de valeur de chacun. Ils n’ont
rien laissé. Alors que je faisais mon septième voyage, leur chef,
un homme grand, m’a attrapée et m’a tirée là
où l’un de mes voisins dormait. […] Il m’a
jetée sur un matelas et m’a dit d’ouvrir les jambes. Je lui
ai dit : « Monsieur, s’il vous plaît, pas comme
ça. » Je l’ai supplié de me laisser partir, mais
il m’a frappée et m’a dit de me taire. Il m’a prise de
force, et il m’a violée. Il m’a tenue là, en me
violant, pendant plus d’une heure. Il a été violent pendant
tout ce temps, quand il a eu fini je saignais entre les jambes. Tout ce
temps-là, les autres membres des FRCI étaient toujours en train
de piller. Ils savaient ce qu’il faisait, ils sont passés à
côté. Il était bien leur chef. Je les ai entendus
l’appeler commandant Téo. Après avoir fini de me [violer],
il avait sa kalache [sur lui] et il a essayé de la faire
pénétrer violemment en moi. J’ai fermé les jambes et
l’arme a percuté ma cuisse. […] Il a ri et a dit : « Bravo »
et il est sorti de la pièce.
Tandis que je finissais de charger leurs véhicules après avoir
été violée, ils étaient toujours en train de
fouiller maison après maison. Quelques maisons plus bas, ils ont
trouvé un tas de jeunes hommes cachés. Alors que je faisais le
va-et-vient à leurs voitures, j’ai vu que les hommes avaient
été dépouillés et contraints de s’allonger
sur ma rue. Je les ai comptés, ils étaient 18. Quelques-uns des
membres des FRCI sont restés avec eux, en leur criant qu’ils
étaient des membres des milices—ils ne faisaient pas partie des
milices, ils étaient simplement des jeunes du quartier. Toutes les
milices avaient déjà fui. […] Les soldats parlaient de ce
qu’ils devaient faire des prisonniers. L’un d’eux a dit :
« On n’est pas venus pour perdre du temps, nous sommes venus
pour tuer » et un autre a acquiescé : « Nous
ne pouvons pas perdre de temps, nous n’avons pas de place pour les
prendre, finissons le travail et partons. » Puis ils ont ouvert le
feu—les jeunes étaient couchés sur le sol, nus sauf leurs
sous-vêtements. Ils les ont arrosés de tirs, les tuant tous
là. Puis ils sont repartis. […] Je ne pouvais plus rester
là. Alors que je sortais de Koweit, il y avait des corps partout.
J’en ai vu des dizaines. Je suis tombée sur un vieil homme et lui
ai demandé si je pouvais me nettoyer dans sa maison. Peu de temps
après, un autre groupe des FRCI est arrivé chez lui. L’un
d’eux a dit : « Donnez-nous votre argent ou vous
êtes morts. » J’ai répondu :
« Ils viennent de prendre tout ce que j’ai. Je n’ai plus
rien à te donner. » Il m’a giflée, mais il
m’a laissée partir. Le vieil homme a remis son argent, et le
groupe a pillé sa maison. [231]
Human Rights Watch a documenté six
autres meurtres à Koweit commis par les Forces républicaines le
même jour. Un témoin a décrit cinq hommes se faisant
dépouiller, aligner et mitrailler par un soldat. Quatre victimes sont
mortes instantanément ; la cinquième, touchée
à la cuisse, a feint d’être morte et a rampé plus
tard jusqu’à une maison voisine. Le témoin, un ami qui
habitait à proximité, est allé vers lui, et l’homme
a demandé de l’eau. Alors que le témoin était
allé chercher de l’eau, il a entendu plusieurs coups de feu. Il a
trouvé son ami mort—avec un impact de balle dans le bras qui avait
laissé des fragments d’os sur le sol et un autre à la
poitrine qui était ressorti par le dos de la victime. [232]
Les meurtres à Koweit ont
commencé immédiatement après que les Forces
républicaines ont pris le contrôle du quartier. Le 3 mai, un
témoin a vu des soldats exécuter un homme de 63 ans à
bout portant après l’avoir accusé de louer une chambre
à un milicien pro-Gbagbo. [233] Un homme a décrit le meurtre de son frère :
Ils ont fouillé maison par maison le
jour où les FRCI tentaient de prendre la Base maritime [les 4 et
5 mai]. Ils sont arrivés en 4x4, en camionnettes, en Kia, beaucoup
avaient « FRCI » écrit sur le côté.
Il y avait des dizaines de soldats. Ils pensaient que nous tous, les jeunes
Bétés, Guérés ou Goros, étions des
miliciens. Ils ont pris trois d’entre nous de la maison dans laquelle je
me cachais, moi et deux de mes frères. Ils ont pris mon plus jeune
frère, qui a 21 ans, et ont demandé quel était son
groupe ethnique. Il a dit qu’il était bété. Deux
d’entre eux ont attrapé ses jambes, deux autres lui tenaient les
bras dans le dos, et un cinquième lui tenait la tête. Puis un type
a sorti un couteau, a dit sa prière mystique, et a égorgé mon
frère. Il hurlait. J’ai vu ses jambes trembler une fois
qu’ils l’ont égorgé, le sang ruisselait sur son
corps. C’était pire que tuer un animal. Je ne pouvais pas
détourner le regard. C’était mon frère. Pendant
qu’ils le faisaient, ils ont dit qu’ils devaient éliminer
tous les Patriotes qui avaient causé tous les problèmes dans le
pays.
Puis ils se sont tournés vers moi et
m’ont demandé mon groupe ethnique. J’ai dit dioula, parce
que je peux parler dioula. Ils savaient que je ne l’étais pas,
mais c’était assez pour ne pas me tuer. Mon autre frère a
eu peur ; il savait qu’il était le suivant, alors il a
commencé à courir. L’un d’eux a tiré avec sa kalache;
il est tombé mort immédiatement. Ils sont alors venus vers moi et
m’ont dit que j’étais milicien. Ils m’ont
frappé avec leurs fusils, avec leurs poings. Ils ont continué
d’exiger que je dise que j’étais milicien, qu’ils ne
s’arrêteraient que si je le disais. Finalement, j’ai cédé
et j’ai dit que j’étais milicien. Ils m’ont
chargé dans un [camion-] cargo militaire de marchandises et m’ont
emmené au 16ème arrondissement (poste de
police). […] [234]
Un autre témoin a dit avoir vu les
Forces républicaines égorger un jeune sous les yeux de son
père après avoir découvert une kalachnikov et une grenade
dans sa chambre pendant une fouille de maison en maison à 4 heures
du matin. Le témoin a été déshabillé et
forcé de remettre son ordinateur portable, ses téléphones
cellulaires et son argent. [235] Human Rights Watch a documenté les pillages similaires de
dizaines de maisons à Koweit. Le témoin, comme beaucoup
d’autres interrogés par Human Rights Watch, voulait fuir Abidjan
pour aller dans son village familial, mais n’avait pas d’argent
pour le transport puisque que les Forces républicaines avaient tout
pris.
Un membre des Forces républicaines de
Yopougon a déclaré à Human Rights Watch que les hommes
sous le contrôle d’Ousmane Coulibaly—un ancien commandant des
Forces Nouvelles dans la zone d’Odienné—avaient
été responsables de l’offensive et de
l’opération de « nettoyage » dans le quartier
de Koweit à Yopougon. [236] Plusieurs journalistes ivoiriens et sources proches des Forces
nouvelles ont également identifié Coulibaly comme étant le
commandant en charge des opérations dans cette zone (pour plus
d’informations sur Coulibaly, voir l’encart « Des exactions
récurrentes » un peu plus haut). [237]
Yaosseh
Un commandant des Forces républicaines
a déclaré à Human Rights Watch qu’après de
violents combats du 12 au 19 avril, ses forces ont pris le contrôle
de Yaosseh autour du 20 avril. [238] Après s’être emparés de cette zone, de
nombreux soldats se sont installés dans le poste de police local — le 16ème arrondissement— qui avait autrefois abrité des miliciens pro-Gbagbo. Quelques jours plus tard, les Forces républicaines ont
commencé les opérations de recherche dans Yaosseh, où de
nombreux miliciens de la région avaient vécu auparavant. Onze
témoins interrogés par Human Rights Watch ont décrit
comment, entre les 25 et 26 avril, les soldats ont tué au
moins 30 hommes non armés, principalement des jeunes de groupes
ethniques pro-Gbagbo. La plupart des témoins ont indiqué que la
majorité des victimes n’avaient pas été des membres
actifs de la milice, qui avait fui vers le 19 avril.
Un garçon de 16 ans a vu son
cousin de 25 ans se faire tuer par balle par des soldats alors que tous
deux étaient assis à l’extérieur d’un centre
de santé à 14 heures le 25 avril. Le témoin a
été épargné en raison d’un grave
problème de santé dont les soldats ont dit qu’il
démontrait qu’il n’avait jamais été un
milicien. [239] Une femme de 42 ans a vu les Forces républicaines tuer son
jeune frère ainsi que plusieurs autres le même soir :
Ils sont arrivés à Yaosseh
à environ 13 ou 14 heures ; ça tirait de partout. Cela a
duré quelques heures, et puis il y a eu le calme. Quand ça a
recommencé une seconde fois, j’ai décidé de partir.
Tout le quartier était en fuite. Quand je suis passée par le
[point de parlement des Jeunes patriotes], il y avait beaucoup de corps
à l’extérieur. Je ne sais pas s’ils ont
été tués au combat ou exécutés. […] Nous sommes restés à l’écart
pendant plusieurs heures, mais je n’avais nulle part où dormir,
alors j’ai décidé de rentrer chez moi. J’étais
avec mon jeune frère. J’étais devant lui, quand j’ai
entendu un coup de feu. Je me suis retournée et il avait
été touché à la jambe, il était tombé
par terre. Ensuite, quatre membres des FRCI sont sortis et l’ont
attrapé. Ils étaient tous en tenue militaire. L’un
d’eux a dit : « Égorgez-le. » Et ils
l’ont fait, juste sous mes yeux. J’ai pleuré, et l’un
d’eux a dit : « Madame, nous n’avons rien contre
vous. C’est les miliciens que nous cherchons. » Je
n’arrêtais pas de pleurer, en disant que mon frère
n’était pas milicien. Puis l’un des autres a dit :
« Vous êtes les femmes qui protègent les miliciens.
Montrez-nous où sont les autres, ou nous allons vous tuer »,
et il m’a giflée et m’a ensuite montré un couteau qui
était encore dégoulinant du sang de mon frère. J’ai
dit que je ne connaissais pas de miliciens, je veux juste rentrer à la
maison, et l’autre soldat lui a dit de me laisser.
Je me suis cachée dans la maison d’un voisin. Le 16ème arrondissement
où ils étaient basés se trouve tout près. Je les ai
vus arriver dans le quartier ce soir-là, en tirant. Je les ai vus tuer
deux autres jeunes hommes qu’ils avaient pris cette nuit-là. Ils
leur ont tiré dessus à bout portant. J’ai quitté le
quartier le lendemain matin. […] Deux jours plus tard, je suis
allée voir ma maison. Elle avait été complètement
pillée, il ne restait rien. Ce jour-là, notre quartier a enterré
quatre autres jeunes sous mes yeux. Cinq autres corps étaient
éparpillés dans la rue. Je ne sais toujours
pas où est mon mari. Son
téléphone est fermé. Je suppose que lui aussi est mort. [240]
Un autre témoin a décrit comment
les soldats sont entrés et ont ouvert le feu dans un restaurant du
quartier, tuant huit hommes à l’intérieur. [241] Une femme de 34 ans a été témoin de trois
autres exécutions, le 26 avril, dont celle du mari de sa s œ ur, à la suite d’un
affrontement entre les Forces républicaines et des mercenaires
libériens :
Quand ils sont entrés, ils ont
dit : « Nous ne sommes ici que pour les
garçons. » Ils étaient tous en tenue militaire. Ils
étaient nombreux, des dizaines. Je pouvais voir FRCI écrit sur
certaines des voitures, camionnettes et 4x4 dans lesquels ils étaient
arrivés. Ils sont venus du 16ème arrondissement,
qui se trouve à proximité. Je connais beaucoup de gens qui ont vu
des meurtres, mais sous mes yeux, ils ont tué trois personnes—deux
par balle à bout portant et une troisième, le mari de ma s œ ur, en l’égorgeant. […]
Tandis qu’ils tuaient, ils disaient : « Vous qui avez
tué nos proches, nous allons vous tuer aussi. » Mais ce
n’étaient pas nos garçons qui sont encore là qui ont
tué. Tous ces gens-là sont partis, ils se sont enfuis. […] [242]
Les résidents témoins des
pillages qui étaient revenus pour trouver leurs maisons vidées de
la quasi-totalité de leurs objets de valeur ont raconté que,
comme à Koweit, les maisons de Yaosseh avaient été
systématiquement pillées.
Les témoins ont décrit quelques
cas dans lesquels des officiers supérieurs sont intervenus pour
empêcher les exécutions extrajudiciaires, notamment un cas dans le
quartier Gesco de Yopougon à la fin avril. Alors qu’un soldat
semblait être sur le point d’exécuter un jeune qui
était détenu pour son appartenance à un groupe ethnique
supposé avoir soutenu Gbagbo—« parce que tous les
Guérés, Bétés et Goros doivent être
éliminés »—, un militaire plus haut
gradé est intervenu et leur a dit de laisser les jeunes s’ils
n’avaient aucune preuve qu’il s’agissait de miliciens. [243] Le plus souvent, cependant, les soldats qui se sont opposés
à l’exécution de civils ont été incapables de
convaincre leurs camarades qui avaient l’intention d’infliger une
punition collective. Une femme de 38 ans a décrit ce qui
s’est passé le 26 avril :
Mon voisin qui était un vendeur de
remèdes a été tué sous mes yeux. Ils l’ont
pris au piège dans sa maison et l’ont traîné dans la
rue. Ils se sont un peu disputés pour savoir s’ils devaient le
tuer et l’un des membres des FRCI n’était pas d’accord
pour le tuer. Il a dit que le gars n’avait rien à voir avec les
combats ; il n’y avait aucune raison de le tuer. Mais son camarade
lui a tiré dessus d’abord aux deux bras, puis à la
tête. [244]
Exécutions extrajudiciaires de détenus
Human Rights Watch a également
documenté les exécutions extrajudiciaires de
54 détenus par les Forces républicaines dans trois
différents lieux de détention à Yopougon—les 16ème
et 37ème arrondissements et le bâtiment de la
compagnie de gaz et de pétrole GESCO—ainsi que dans les quartiers
de Koumassi et de Port-Bouët. Certains de ces prisonniers avaient
été identifiés par des résidents locaux comme des
miliciens pro-Gbagbo ayant commis des crimes contre des membres des
communautés pro-Ouattara, mais les soldats semblaient dans la plupart
des cas n’avoir eu aucune information impliquant les personnes
exécutées dans quelque crime que ce soit.
Un membre des Forces républicaines sous
le commandement de Chérif Ousmane a décrit
l’exécution au début du mois de mai de
29 détenus à l’extérieur du bâtiment
GESCO :
Ce qui m’a choqué, c’est
que nous avons exécuté 29 personnes que nous avions
arrêtées lors de notre ratissage dans le quartier Millionnaire
[Yopougon]. Ce jour-là, je me souviens, le commandant Chérif
[Ousmane] était très en colère parce qu’il avait
perdu six hommes le même jour dans les combats contre les miliciens
à Abobo Doumé [le quartier de Yopougon près de la Base
maritime]. Au moment de nous replier, le chef d’unité lui a
demandé par téléphone ce que nous devions faire des
prisonniers, et nous avons reçu l’ordre de notre chef qui a
cité le nom de Chérif : « Vous n’avez
arrêté personne, je ne veux voir aucun prisonnier. »
Nous les avons conduits au bâtiment GESCO et les avons
exécutés à quelques mètres de là au bord de
la route. Ils ont été tués par vagues de cinq par cinq et
quatre par quatre. Nous les avons fusillés sans même leur bander
les yeux, ils ont tout vu. Ils pleuraient et nous suppliaient de les laisser en
vie, qu’ils n’avaient rien à voir avec les miliciens.
Certains ont été tués par rafale mais d’autres ont été
tués par des tirs de P.A. [pistolet automatique] à bout portant.
Ils étaient tous des jeunes gens âgés de 30 à
40 ans et tous des civils. Je vous promets que personne ne peut
décrire les crimes que ces hommes ont commis. Ils ont été
arrêtés parce qu’ils nous sont apparus comme des suspects,
soit des miliciens ou des gens qui renseignaient les miliciens à notre
sujet. Je ne suis pas heureux de l’avoir fait, mais je n’ai fait
qu’exécuter des ordres. […] Les chefs nous ont dit par la
suite de ne jamais raconter cette histoire et que tous les morts civils seraient
mis sur le compte des miliciens. […] J’ai tué des hommes ici
à Yopougon mais c’étaient des hommes qui étaient
armés et qui nous tiraient dessus. Mais quand on tire sur des hommes
désarmés qui vous supplient de les laisser en vie, ça
s’oublie difficilement. À Yopougon, on parle souvent de
« disparus », ce sont pour la plupart des
exécutions comme celles que je vous raconte. Les FRCI ont
procédé à l’arrestation de beaucoup de miliciens qu’ils
ont ensuite exécutés. Les Forces républicaines ont
également creusé des fosses communes pour enterrer certains
cadavres pendant la nuit. Il y a eu trop de morts de civils et de militaires
ici à Yopougon. [245]
Deux anciens détenus au 16ème arrondissement ont également décrit l’exécution d’au
moins quatre jeunes hommes au cours de la première nuit de leur
détention, autour du 5 mai. Un homme de 25 ans, qui avait été
arrêté après avoir fui les combats à Koweit, a
déclaré :
Alors que nous sortions de la brousse sur la
route principale, il y avait cinq membres des FRCI qui attendaient. L’un
d’eux avait un RPG [une grenade propulsée par lance-roquettes]
qu’il a pointé sur nous, et il nous a dit de ne pas bouger, de
nous coucher par terre immédiatement. Nous nous sommes tous couchés.
Cela s’est produit vers 14 ou 15 heures. Ils nous ont forcés
à marcher jusqu’au 16ème arrondissement.
Quelques-uns portaient un tee-shirt FRCI avec un pantalon militaire ;
d’autres étaient en tenue militaire de la tête aux pieds.
Au poste de police, c’est Koné, un soldat des FRCI, que vous
rencontriez à l’arrivée. Il a demandé à
chaque personne si elle faisait partie de la milice. Nous étions
entourés de gens avec des fusils. Tandis que nous répondions, ils
inspectaient nos mains et nos coudes, affirmant qu’ils pouvaient dire si
vous aviez déjà brandi une arme. J’ai dit non, et je crois
que ma réponse les a satisfaits. Quatre autres, cependant, ont
été exécutés sous nos yeux ce soir-là. Ils
ont déclaré que leurs doigts étaient cornés, donc
qu’ils étaient des miliciens. Il y a un type qui se chargeait des
exécutions. Il a mis une cagoule et leur a tiré dessus à
bout portant, cela a été fait un par un devant tout le monde. Les
gens demandaient pardon, en disant qu’ils n’étaient pas des
miliciens, mais le gars leur a quand même tiré dessus […],
une balle dans la poitrine de chaque personne. Ils nous ont dit de
déplacer les corps à l’extérieur près du
pont, puis Koné a versé de l’essence sur les corps et y a
mis le feu. J’étais là pendant une semaine. Ils n’ont
plus tué personne après le premier jour. [247]
Le 15 mai, un chercheur de Human Rights
Watch a vu un corps qui brûlait à moins de 30 mètres
du 16ème arrondissement, toujours contrôlé
par les FRCI, et de nombreux témoins sur les lieux lui ont dit que
c’était un milicien pro-Gbagbo qui avait été
capturé et tué. Le lendemain, deux personnes qui avaient
participé à la capture et avaient été
témoins de l’exécution ont décrit les
événements. [248] Le récit fait état d’une relation entre les FRCI
et les jeunesses pro-Ouattara locales que Human Rights Watch a observée
et qui a été décrite à plusieurs reprises par des
témoins. Un témoin a dit :
Le gars que vous avez vu brûler
l’autre jour était l’un des miliciens qui ont
brûlé vives deux personnes le 25 février. Hier, nous
l’avons repéré alors qu’il marchait dans Yaosseh.
Quand il nous a vus, il a commencé à courir. Nous l’avons
pris en chasse et attrapé vers 9 heures, puis confié
à un groupe des FRCI du 16ème arrondissement qui
était en patrouille. […] Nous sommes allés avec eux au
poste, et les membres des FRCI ont fait leur travail. Ils l’ont
exécuté. Quand nous sommes arrivés avec lui, j’ai
dit que je savais qu’il était milicien, qu’il était
au nombre de ceux qui avaient brûlé vifs deux de nos camarades.
[…] Les membres des FRCI lui ont demandé si cela était
vrai, et il l’a nié. Alors ils l’ont torturé et
battu, en demandant encore et encore s’il avait brandi une arme à
feu lors de la crise, s’il avait tué. Il a fini par dire que
c’était vrai. Ils ont continué à le battre et
à lui demander de donner le numéro de téléphone de
ses complices. Ce qu’il a fait. Les gars des FRCI ont appelé un
autre milicien et ont essayé de tendre un piège. Mais le gars
n’est jamais venu. Le milicien a demandé le pardon une fois
qu’ils ont fini de le torturer, mais un gars des FRCI a dit :
« Ceux qui tuent, ceux qui brûlent, ils ne peuvent pas
vivre. » Puis les membres des FRCI ont fini leur travail, ils ont
fait justice, en l’exécutant de deux balles. Nous étions
là pour tout cela. Après qu’il avait été
tué, son corps a été brûlé de l’autre
côté de la rue.
Depuis la fin du mois d’avril, après que les FRCI ont
libéré la zone, j’ai été impliqué dans
la capture de cinq miliciens. Deux en une seule fois, puis un seul à
trois reprises différentes. Les FRCI les ont tous
exécutés. Deux ont été jetés par-dessus le
pont, un corps a été laissé dans le quartier, et les deux
autres ont été tués dans le 16ème arrondissement.
[…] Certains des miliciens sont de retour, pour vérifier
s’ils peuvent vivre ici. Mais nous n’avons pas oublié ce
qu’ils ont fait. Si vous êtes [un partisan de Gbagbo] qui n’a
jamais pris un fusil, vous pouvez vivre ici. Mais ceux qui ont pris les armes,
ils vont payer s’ils reviennent. [249]
Un chercheur de Human Rights Watch a
présenté au commissaire Lezou (un membre des Forces
républicaines alors en charge de l’enceinte) des preuves relatives
aux exécutions sommaires à l’intérieur et aux
environs du 16ème arrondissement. Le commissaire Lezou a
nié catégoriquement que de telles exécutions avaient eu
lieu, affirmant que tous les corps retrouvés dans les rues provenaient
de la lutte acharnée livrée dans la zone entre le 14 et
18 avril. Il a également nié catégoriquement
qu’un corps avait été brûlé dans la rue en
face du poste de police le 15 mai, bien que le chercheur de Human Rights
Watch ait affirmé l’avoir vu de ses propres yeux. [250]
Human Rights Watch a aussi documenté
cinq exécutions extrajudiciaires de personnes détenues dans
l’enceinte du 37 ème arrondissement de Yopougon entre les 12 et
19 mai. Les victimes ont été sorties de la station pendant
la nuit sur deux jours et exécutées sur des terrains voisins, ont
déclaré plusieurs détenus et des résidents du
quartier. [251]
Parmi les personnes exécutées se
trouvaient plusieurs chefs de quartier des milices pro-Gbagbo, notamment les
dirigeants bien connus des Jeunes patriotes « Andy » et
« Constant » à Koweit entre les 5 et 6 mai.
Un témoin de la mort de Constant a indiqué comment les proches de
personnes locales tuées par Constant et sa milice ont décrit aux
Forces républicaines les crimes dans lesquels il a été
impliqué, après quoi quatre soldats l’ont tué. [252] Un témoin a déclaré qu’avant que les
soldats n’exécutent Constant, il leur a montré une cache
d’armes dans sa maison. [253] Deux témoins ont dit avoir vu Chérif Ousmane dans un
convoi de six véhicules 4x4 se débarrassant du corps d’Andy
le 6 mai. [254] Un témoin qui a aidé à déplacer le corps a
déclaré qu’il avait été mutilé, avec
de nombreuses blessures au couteau et par balle, ce qui signifie qu’il
avait probablement été torturé. [255]
Bien que les meurtres n’aient pas
été de la même ampleur que dans Yopougon, Human Rights
Watch a également documenté des exécutions
extrajudiciaires à Koumassi et Port-Bouët entre les 13 et
15 avril, juste après que les Forces républicaines avaient
pris le contrôle de ces zones. Plusieurs des personnes
exécutées étaient des miliciens soupçonnés
d’être impliqués dans des dizaines de meurtres et, aux dires
des résidents du quartier, en possession d’importantes caches
d’armes. Comme à Yopougon, les jeunes du quartier ont joué
un rôle dans l’identification, la dénonciation et le
piégeage de miliciens présumés, avant de les apporter aux
Forces républicaines, selon les mots de l’un de ces jeunes,
« pour faire leur travail ». [256]
Tortures et traitements inhumains en détention
Human Rights Watch a documenté des
dizaines de cas de tortures et de traitements inhumains de détenus de la
part des Forces républicaines. Durant et après l’offensive
militaire à Abidjan, des centaines de jeunes appartenant à des
groupes ethniques pro-Gbagbo ont été arrêtés et
détenus—souvent dans des arrondissements et des bases militaires
abandonnés ainsi que dans des prisons de fortune telles que des stations
essence et le complexe de GESCO. Presque tous les anciens détenus
interrogés par Human Rights Watch ont indiqué avoir
été régulièrement battus, le plus souvent au moyen
de fusils, de ceintures, de bâtons, à coups de poings et de
bottes, tandis que les militaires des Forces républicaines leur
ordonnaient de révéler l’emplacement d’armes ou de
chefs des milices.
La plupart avaient été
arrêtés et détenus simplement du fait de leur âge, de
leur appartenance ethnique ou de leur quartier d’origine. Un
étudiant universitaire de Port-Bouët a raconté comment il
avait été arrêté, détenu et battu le
21 avril parce qu’il vivait dans l’une des résidences
universitaires du quartier—sites qui étaient depuis longtemps des
bastions de la FESCI pro-Gbagbo :
Je vivais à la résidence
universitaire parce que je suis un étudiant venu d’en dehors de la
ville, sans famille à Abidjan. Je n’ai jamais fait partie de la
FESCI. Les Forces républicaines m’ont arrêté et
m’ont emmené dans un [camion-] cargo militaire depuis le 2ème quartier de Port-Bouët. Ils étaient dix, nous
étions deux étudiants. Quatre d’entre eux m’ont
frappé à coups répétés pendant plus de trois
heures, puis l’un d’eux a sorti un couteau et m’a
tailladé le long de l’épaule et dans le dos [blessure
constatée par Human Rights Watch]. Pendant qu’ils me battaient,
ils n’arrêtaient pas de demander où se trouvaient les fusils.
Je leur ai dit que je n’avais jamais fait partie de la FESCI, mais ils ne
m’ont pas cru. Ils ont menacé plusieurs fois de me tuer. […]
C’est seulement quand quelqu’un d’autre de la
communauté est arrivé et a dit que je ne faisais pas partie de la
FESCI qu’ils se sont calmés. Le commandant m’a dit
d’oublier ce qui s’était passé […] et m’a
rendu mes deux portables. Nous sommes toujours menacés pourtant, juste
parce que nous sommes étudiants. [257]
Dans plusieurs cas, le
traitement infligé par les Forces républicaines atteignait
manifestement le niveau de la torture, définie selon la Convention
contre la torture comme « tout acte par lequel une douleur ou des
souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement
infligées à une personne » par un acteur
étatique dans des buts incluant l’obtention d’informations
ou la sanction d’une personne pour un acte commis ou supposé
être commis. [258] Un jeune homme de 20 ans détenu
pendant une semaine au 37ème arrondissement à
Abobo-Doumé a fait le récit du traitement qu’il a
subi:
Chaque jour les FRCI nous tiraient hors de la
petite cellule pour nous frapper avec leurs kalaches. En général
ils étaient deux ; ils vous frappaient encore et encore soit avec
leurs fusils soit à coups de bottes. Cela durait environ cinq, dix
minutes, puis ils partaient et revenaient quelques heures plus tard pour
recommencer. Pendant qu’ils me frappaient, ils disaient :
« Est-ce que tu vas répondre à nos questions sans
mentir la prochaine fois ? Est-ce que tu vas nous donner des renseignements ? »
Chaque fois je leur disais que je n’avais jamais tenu une arme, mais les
coups continuaient.
Le deuxième jour, ils ont mis un couteau au feu jusqu’à ce
qu’il soit brûlant. Puis ils l’ont placé sur mon
épaule gauche, en faisant une entaille aussi. Ils demandaient :
« Tu es de la milice ? Où sont les armes qui ont
été cachées ? » C’était la
brûlure qui était plus douloureuse que la coupure—c’était
la pire douleur que j’aie jamais ressentie [blessures, notamment la peau
brûlée et décolorée et une longue cicatrice sur
l’épaule de la victime, constatées par Human Rights Watch]. [259]
Un autre détenu a
témoigné de la façon dont les Forces républicaines
lui avaient arraché plusieurs dents au cours d’un interrogatoire
après s’être emparé de lui sur une petite route
à Yopougon Wassakara à la mi-avril :
Alors que je me rendais à pied
à mon travail [de gardien de sécurité], les FRCI
m’ont tendu une embuscade. […] Ils étaient tous en tenue
militaire et portaient des bottes militaires. Ils m’ont
entraîné dans un passage près de la pharmacie Keneya en
disant que j’appartenais à la milice de Gbagbo. J’ai
protesté : « Non, non, je vais juste à mon
travail. Je suis gardien. » Ils ont répondu :
« Non, tu es de la milice. » […] Ils m’ont
frappé avec leurs kalaches jusqu’à ce que ma tête
saigne. Ma tête ne va toujours pas bien, j’ai constamment des maux
de tête. Puis ils m’ont maintenu par terre, deux d’entre eux
m’ont pris par les épaules, deux par les jambes, et un autre
maintenait ma bouche ouverte. L’un des types avait des tenailles, et il a
arraché une de mes dents du haut. Puis il en a arraché une
deuxième, mais elle s’est cassée et seule une partie est
sortie. Ils n’arrêtaient pas de demander : « Où
sont les armes que tu as cachées ? » La douleur
était telle que je ne pouvais même pas répondre. Alors ils
continuaient. […] Après les deux premières, ils ont
même arrêté de poser des questions. Ils hurlaient :
« Nous allons vous tuer tous, les miliciens qui ont causé ces
problèmes. Tu es un des Patriotes de Gbagbo, nous allons vous tuer
tous. » […] Je ne peux toujours pas vraiment manger tellement
j’ai mal. La nuit [un mois plus tard], j’ai encore du sang qui
coule dans la bouche à cause de ces blessures. [260]
IV.
Principaux acteurs impliqués
L’interdiction des crimes de guerre et
des crimes contre l’humanité fait partie des proscriptions les
plus fondamentales du droit pénal international. Selon le Statut de Rome
de la Cour pénale internationale (CPI), les crimes contre
l’humanité peuvent être commis en période de paix ou de
conflit armé et consistent en des actes spécifiques commis de
façon généralisée ou systématique dans le
cadre d’une « attaque contre une population civile »,
ce qui signifie qu’il existe un certain degré de planification ou
de politique de la part des autorités. De tels actes incluent le
meurtre, le viol et la persécution d’un groupe pour des motifs
d’ordre politique, ethnique ou national.[261] Les
crimes de guerre dans un conflit armé qui n’est pas de nature
internationale comprennent le fait de tuer des personnes ne prenant pas de part
active aux hostilités, y compris des membres des forces armées qui
ont été détenus, et de mener intentionnellement des
attaques contre des civils qui ne participent pas directement aux
hostilités.[262]
Lorsque des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre sont
commis, les personnes ayant une autorité de commandement qui auraient
dû avoir connaissance du crime et ne l’ont pas empêché
ou n’ont pas lancé d’enquêtes ni de poursuites
à l’encontre de leurs auteurs présumés peuvent
être tenues pénalement responsables.[263]
Sur la base de ses recherches sur le terrain,
Human Rights Watch a identifié les personnes suivantes comme
étant responsables—soit au titre de leur participation directe,
soit au titre de leur responsabilité de commandement—de certains
crimes graves commis durant la période post-électorale :
Camp Gbagbo
Laurent Gbagbo –
L’ex-Président était le commandant en chef des forces
armées, lesquelles ont commis des crimes de guerre et, probablement, des
crimes contre l’humanité. Il a désigné comme
ministre de la Jeunesse son allié de longue date Charles Blé
Goudé, instaurant un lien direct avec le mouvement des Jeunes patriotes,
responsable de nombreux meurtres perpétrés sur la base de
critères ethniques. Bien qu’il soit clairement établi que
ses forces armées et ses milices ont commis des crimes graves, Laurent
Gbagbo n’a ni dénoncé ni pris de mesures pour
prévenir de tels crimes ou ouvrir des enquêtes. Lorsque les Forces
républicaines ont pris son palais présidentiel, elles ont
découvert un arsenal impressionnant d’armes lourdes—dont
beaucoup étaient du même type que celles utilisées dans des
attaques à l’aveugle qui ont occasionné de nombreuses
victimes civiles. Laurent Gbagbo a été arrêté le 11 avril
par les Forces républicaines ; il a été
inculpé le 18 août par le procureur Simplice Koffi pour
crimes économiques, dont détournement de fonds, vol
aggravé et concussion. Il se trouve actuellement en détention préventive dans
le nord du pays.
Charles Blé Goudé – Il a longtemps été secrétaire
général des Jeunes patriotes, une milice impliquée dans
des centaines de meurtres rien qu’à Abidjan. Ses miliciens ont
souvent travaillé étroitement avec les forces d’élite
de sécurité en prenant pour cible les partisans d’Alassane
Ouattara. Plutôt que de dissuader ses partisans de recourir à la
violence, Charles Blé Goudé a prononcé des discours
pouvant constituer des incitations à la violence. Le 25 février,
par exemple, dans un discours largement diffusé, il a appelé ses
partisans à ériger des barrages routiers dans leur quartier et
à « dénoncer » les étrangers—un
terme explosif employé par le camp Gbagbo pour désigner les Ivoiriens
du Nord et les immigrés ouest-africains. Immédiatement
après cet appel, Human Rights Watch a documenté une nette
augmentation des violences commises par les Jeunes patriotes, le plus souvent
selon des critères ethniques ou religieux. Selon Human Rights Watch,
Charles Blé Goudé est vraisemblablement impliqué dans des
crimes contre l’humanité. Selon certaines sources, il se cacherait
au Ghana, mais sa présence a auparavant été
signalée au Bénin et en Gambie.[265] Le 1er juillet,
le procureur Simplice Koffi a annoncé que les autorités
demandaient un mandat d’arrêt international contre Charles
Blé Goudé pour ses crimes post-électoraux.
Général Philippe Mangou – En tant que chef d’état-major des forces
armées sous le régime de l’ex-Président Laurent
Gbagbo, Philippe Mangou était à la tête de troupes qui
auraient commis des crimes de guerre et, probablement, des crimes contre
l’humanité. La presse internationale et ivoirienne s’est
largement fait l’écho de ces crimes. Pourtant, Philippe Mangou
n’a pris aucune mesure concrète pour les empêcher, ni ouvert
d’enquêtes contre ceux qui ciblaient systématiquement les
partisans d’Alassane Ouattara. Le 21 mars, Philippe Mangou se
trouvait au siège de l’état-major aux côtés de
Charles Blé Goudé venu s’adresser à des milliers de
Jeunes patriotes—ayant déjà pris part dans de nombreux
meurtres et viols—venus entendre son appel à défendre le
pays. D’après de nombreuses sources médiatiques, Philippe
Mangou aurait promis—alors que les jeunes scandaient : « On
veut des kalachnikovs »—que l’armée prendrait
« tout le monde sans tenir compte ni du diplôme, ni de
l’âge », ajoutant que « [c]e qui
compte ici, c’est la volonté et la détermination de chacun.
[…] Nous vous convoquerons au moment opportun pour le combat ».[267]
Les Jeunes patriotes ont continué à commettre des
atrocités au cours des semaines suivantes. Le général
Philippe Mangou, maintenu un temps chef d’état-major par Alassane
Ouattara, a été rapidement remplacé par le
général Soumaïla Bakayoko le 7 juillet.
Général Guiai Bi Poin – Guiai Bi Poin a été le chef du CECOS (Centre de
commandement des opérations de sécurité), responsable de disparitions
forcées, de violences sexuelles, de tirs à armes lourdes à
l’aveugle tuant des civils et de la répression brutale des
manifestations. Dans l’ensemble, compte tenu à la fois de leur
ampleur et de leur caractère systématique, les crimes commis sous
son commandement constituent, probablement, des crimes contre
l’humanité. Guiai Bi Poin n’a jamais dénoncé ces
crimes, et encore moins ouvert d’enquêtes contre des soldats
suspectés de les avoir commis—, malgré le rôle
important que le CECOS a joué dans les attaques contre des partisans
d’Alassane Ouattara, rôle maintes fois dénoncé par
des organisations de défense des droits humains ainsi que par la presse
internationale et ivoirienne. Les membres de cette unité
d’élite étaient facilement identifiables grâce
à leurs véhicules marqués « CECOS ».
Les quartiers d’Abobo et de Koumassi où se trouvaient des bases de
« Camp Commando » dans lesquelles étaient
stationnées les forces du CECOS ont particulièrement souffert.
Alliées de longue date de Laurent Gbagbo, les forces de Guiai Bi Poin
ont été l’une des dernières à se rendre. Un
procureur militaire a entendu le général Bi Poin le 13 mai,
le libérant à condition qu’il promette de répondre
à une convocation ultérieure.[268]
Le général Bi Poin ne faisait toutefois pas partie des 57 militaires
inculpés au début du mois d’août, prenant même
part le 22 juin à un rassemblement d’officiers chargés
de désigner la nouvelle armée ivoirienne.[269]
Toutefois, après la découverte présumée d’un
charnier dans l’école de gendarmerie dont il était le
commandant, le général Bi Poin a été
arrêté le 20 août. Cinq jours plus tard, un procureur
l’a inculpé pour « crimes économiques »
et placé en détention préventive à Abidjan. [270]
Général Bruno Dogbo
Blé – Bruno Dogbo Blé a
été le commandant de la Garde républicaine,
impliquée dans des cas de disparitions forcées, la
répression brutale des manifestations et la persécution
d’immigrés ouest-africains. Pris globalement, les crimes commis
sous son commandement constituent, probablement, des crimes contre
l’humanité. Le quartier de Treichville à Abidjan, où
se trouve le camp de la Garde républicaine, a particulièrement
souffert. Tout comme le général Guiai Bi Poin, bien que des
groupes de défense des droits humains et la presse se soient fait
l’écho des crimes commis par ses forces, Bruno Dogbo Blé ne
les a jamais dénoncés, et a encore moins ouvert des
enquêtes contre les soldats qui en étaient responsables. Bruno
Dogbo Blé a été arrêté par les Forces
républicaines le 15 avril. Au moment de la rédaction de ce
rapport, il était détenu dans un camp militaire à Korhogo.
Un procureur militaire l’a inculpé le 11 août pour son
rôle dans certains crimes de sang commis durant les violences post-électorales. [271]
« Bob Marley » – Ce chef mercenaire libérien qui a combattu pour Laurent
Gbagbo dans l’ouest du pays est impliqué dans deux massacres et
d’autres meurtres ayant fait au moins 120 morts, dont des hommes,
des femmes et des enfants. D’après des victimes et des
témoins, il a pris part et aidé à orchestrer des attaques
dans lesquelles des immigrés ouest-africains et des Ivoiriens du Nord
ont été pris pour cible sur la base de critères ethniques.
Il a été arrêté au Libéria en mai 2011. Au
moment de la rédaction de ce rapport, il était détenu à
Monrovia dans l’attente de son inculpation pour « mercenarisme ».[272]
Général Pierre Brou Amessan,
directeur de la RTI – En tant que directeur de
la chaîne de télévision RTI contrôlée par
Laurent Gbagbo, il a régulièrement supervisé des
émissions qui incitaient à la violence contre les partisans
d’Alassane Ouattara et les étrangers, appelant les vrais Ivoiriens
à les « dénoncer » et à
« nettoyer » le pays. Des violences de grande
ampleur contre des partisans de Laurent Gbagbo s’en sont souvent suivies.
La chaîne a également encouragé l’attaque de
personnels et de véhicules des Nations Unies, attaques qui se sont
répétées durant toute la crise. D’après le
Statut de Rome, les crimes de guerre comprennent « [l]e fait de
diriger intentionnellement des attaques contre le personnel, les installations,
le matériel, les unités ou les véhicules employés
dans le cadre d’une mission […] de maintien de la paix […]
pour autant qu’ils aient droit à la protection que le droit
international des conflits armés garantit aux civils et aux biens de caractère
civil ».[273]
Denis Maho Glofiéhi – Connu sous le nom de « Maho », il
a longtemps été le chef des milices pro-Gbagbo présentes
dans l’ouest du pays. En juillet 2010, il a indiqué à Human
Rights Watch avoir commandé 25 000 combattants sous la
bannière du Front de libération du Grand Ouest (FLGO).[274]
Les milices qui auraient été sous le commandement de Maho ont
participé à des massacres dans l’ouest du pays et à
Abidjan—où il a été aperçu lors des derniers
mois de la crise, souvent en compagnie de Charles Blé Goudé. Maho
aurait fui Yopougon avant l’arrivée des Forces
républicaines. Le lieu où il se trouve actuellement n’est
pas connu publiquement.
Camp Ouattara
Capitaine Eddie Médi (ou Eddy
Médy, variante orthographique utilisée par certains médias
ivoiriens) – Eddie Médi était le
commandant des Forces républicaines chargé de mener
l’offensive de mars de Toulepleu à Guiglo. Le long de cet axe, de
nombreux hommes, femmes et enfants guérés ont été
tués, au moins 20 femmes ont été violées, et
plus de 10 villages réduits en cendres. Des rapports fiables
indiquent que les forces sous son commandement ont perpétré
d’autres massacres après avoir pris le contrôle de la
région, Eddie Médi menant depuis sa base à
Bloléquin des opérations de « nettoyage ». [275] Eddie Médi ne semble avoir pris aucune action sérieuse
pour empêcher les crimes ni punir ceux qui en étaient responsables
dans ses rangs. Au moment de la rédaction de ce rapport, Eddie
Médi était toujours commandant à Bloléquin.
Commandant Fofana Losséni – Le 10 mars, Guillaume Soro l’a affublé du
titre de chef de la « pacification de l’extrême ouest »,
l’identifiant comme le supérieur du capitaine Eddie Médi et
le commandant en chef de l’offensive des Forces républicaines dans
l’ouest du pays. Également connu sous le diminutif de
« Loss », il a été le commandant de
secteur des Forces nouvelles à Man. Des soldats sous son commandement
ont pris le contrôle de Duékoué le 29 mars au matin et
joué un rôle important dans le massacre de centaines de personnes
dans le quartier Carrefour. Aucune action sérieuse ne semble avoir
été prise par Loss pour empêcher ces crimes ou punir ceux
qui en étaient responsables dans ses rangs. Au moment de la
rédaction de ce rapport, il était toujours commandant des Forces
républicaines. D’après la presse ivoirienne, il a
été nommé vice-commandant d’une force
d’élite ivoirienne appelée à suivre une formation en
France. [276]
Commandant Chérif Ousmane – Durant l’assaut final sur Abidjan, il était le
chef des opérations des Forces républicaines à Yopougon,
où de nombreux partisans présumés de Laurent Gbagbo ont
été sommairement exécutés. D’après un
soldat de sa « compagnie Guépard », Chérif
Ousmane aurait lui-même ordonné l’exécution de 29 prisonniers
début mai. Longtemps commandant des Forces nouvelles à
Bouaké, un rapport de l’IRIN—service de nouvelles et
d’analyses humanitaires—de 2004 indique que celui-ci a
supervisé des forces impliquées dans l’exécution
sommaire de mercenaires libériens et sierra-léonais. [277] Le 3 août2011, le Président
Ouattara a promu Chérif Ousmane au rang de commandant-en-second du
Groupe de sécurité de la présidence de la
République. [278]
Commandant Ousmane Coulibaly – Longtemps commandant de secteur des Forces nouvelles à
Odienné, Ousmane Coulibaly a dirigé des soldats des Forces
républicaines impliqués dans des actes de torture et des
exécutions sommaires dans le secteur Koweit de Yopougon. Ces
événements se sont déroulés sur plusieurs semaines,
et aucune action ne semble avoir été prise par Ousmane Coulibaly
pour prévenir les crimes ou en punir les responsables. À
l’époque, Ousmane Coulibaly avait comme nom de guerre
« Ben Laden ». Il en changera le 20 juin 2011 pour
devenir « Ben le sage ». Au moment de la
rédaction de ce rapport, il était toujours officier de commandement
des Forces républicaines.
Forces
non officiellement alignées
Amadé Ouérémi
(couramment appelé « Amadé ») – Chef d’un groupe burkinabé puissamment
armé dans la région du Mont Péko dans
l’extrême ouest de la Côte d’Ivoire, Amadé
Ouérémi et ses hommes ont été identifiés par
de nombreux témoins comme figurant parmi les principaux auteurs du
massacre survenu à Duékoué le 29 mars dans le
quartier Carrefour. Des témoins et des habitants de ce quartier ont
indiqué à Human Rights Watch et à Fraternité-Matin,
le quotidien contrôlé par l’État, qu’Amadé
Ouérémi avait combattu aux côtés des Forces
républicaines à Duékoué, [279] sans
qu’il n’existe toutefois de chaîne de commandement claire
entre les deux forces. Le 10 août, la mission de maintien de la paix
des Nations Unies a recueilli les armes et les munitions de « près
de 90 membres » du groupe d’Amadé
Ouérémi. [280] Les habitants du quartier ont cependant confié à Human
Rights Watch et à Fraternité-Matin que les hommes
d’Amadé Ouérémi ne s’étaient défaits
que d’une petite partie de leur arsenal. [281]
V. Initiatives relatives à l’obligation de rendre des comptes
Plusieurs initiatives sont en cours dans le
but de contribuer à l’obligation de rendre des comptes pour les
crimes graves qui ont été commis durant la période post-électorale.
Au niveau international, une commission d’enquête a impliqué
les forces armées des deux camps dans des crimes de guerre et,
probablement, des crimes contre l’humanité. Elle a dressé
une annexe confidentielle des principaux responsables de ces crimes à l’intention
du procureur de la CPI, qui a reçu de la chambre préliminaire de
la Cour l’autorisation d’ouvrir une enquête sur les crimes
graves commis dans le cadre des violences post-électorales.
Au niveau national, les procureurs ont
inculpé une centaine de militaires et civils du camp Gbagbo pour leurs
rôles présumés dans la crise. Des responsables militaires
ont été accusés de crimes, et notamment de meurtres et de
viols, lesquels pourraient être invoqués à titre de crimes
constitutifs de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. La
plupart des responsables civils ont été inculpés de crimes
économiques et de crimes contre l’État. Alors que
d’importants efforts avaient été déployés
pour poursuivre Laurent Gbagbo et ses alliés, aucun membre des Forces
républicaines n’avait été arrêté ni
inculpé au moment de la rédaction de ce rapport.
Commissions
d’enquête
Le 25 mars 2011, le Conseil des droits de
l’homme des Nations Unies a adopté une résolution
instaurant une commission d’enquête internationale indépendante
chargée d’enquêter sur les violations des droits humains
commises après le second tour des élections, et d’en
identifier les principaux auteurs afin qu’ils soient traduits en justice.[282]
Dans un délai extrêmement bref, la commission a rendu son rapport
public autour du 10 juin et l’a présenté lors de la 17ème session
du Conseil des droits de l’homme du 15 juin. Dans son
résumé, la commission a conclu :
[D]e nombreuses violations graves des droits
de l’homme et du droit humanitaire international ont été
commises en Côte d’Ivoire durant la période
considérée ; certaines de ces violations pourraient
constituer des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. Ces
violations ont été commises par les Forces de défense et
de sécurité et leurs alliés (milices et mercenaires),
puis, lors de leur contre-offensive et, depuis leur contrôle du pays, par
les Forces républicaines de Côte d’Ivoire. [283]
Parmi ses principales recommandations, la
commission appelle le gouvernement à ratifier le Statut de Rome de la
Cour pénale internationale ; à s’attaquer aux causes
profondes du conflit, y compris à la discrimination ; et à
restaurer la sécurité en entreprenant rapidement le
désarmement.[284]
Dans sa première recommandation au gouvernement Ouattara, la commission
souligne tout particulièrement le besoin de justice :
[A]ssurer que les responsables des violations
des droits de l’homme et du droit humanitaire international soient
traduits en justice. Dans ce contexte, les enquêtes initiées
doivent être conduites de manière exhaustive, impartiale et
transparente. [285]
À cette fin, la commission a
préparé une annexe contenant le nom de personnes contre
lesquelles il existe des motifs raisonnables de présumer une
responsabilité pénale individuelle. Le rapport de la commission indique
que la « liste confidentielle […] pourra être
transmise aux autorités compétentes dans le cadre d’une
enquête judiciaire ».[286]
Human Rights Watch a appris par l’intermédiaire d’une
personne au sein de la commission que l’annexe avait été
communiquée au procureur de la Cour pénale internationale et
à la Haut-Commissaire aux droits de l’homme, Mme Navanethem
Pillay. Toutefois, l’annexe n’a été transmise ni
à Alassane Ouattara, ni au ministre de la Justice, ni au procureur
d’Abidjan. Cela est difficilement conciliable avec la promesse de la
commission de la transmettre aux « autorités
compétentes » aux fins de leurs enquêtes, dans la
mesure où des poursuites relatives aux violences post-électorales
ont été engagées par les autorités nationales.
Le fait de ne pas rendre publique
l’annexe ou de ne pas la communiquer au gouvernement et aux
autorités judiciaires rappelle le précédent d’une
ancienne commission d’enquête internationale : en 2004, une
commission similaire avait été chargée
d’enquêter sur les crimes graves commis pendant la guerre civile de
2002-2003. Son rapport détaillé, qui contenait des preuves
relatives à l’existence de crimes contre l’humanité
commis par les deux camps, a été remis au Conseil de
sécurité des Nations Unies en novembre 2004. Il n’a
toujours pas été rendu public.[287]
Ce rapport était accompagné d’une annexe confidentielle
renfermant, d’après les informations disponibles, la liste des 95 personnalités
dont la responsabilité était la plus grande et qui méritaient
une enquête pénale. Un journaliste a affirmé à
l’époque que Simone Gbagbo, Charles Blé Goudé et
Guillaume Soro figuraient parmi les personnes citées.[288] La
commission 2011 a expressément recommandé que le Conseil des
droits de l’homme publie le rapport 2004 pour lutter contre l’impunité.[289]
Le 30 juin, la Haut-Commissaire aux droits de l’homme, Mme Navanethem
Pillay, s’est montrée favorable à ces demandes, tout en
restant ambigüe sur le point de savoir s’il appartenait au Conseil
des droits de l’homme ou au Secrétaire général des Nations
Unies d’autoriser la publication du rapport.[290] Human
Rights Watch demande depuis 2004 la publication de ce rapport et de son annexe.[291]
Immédiatement après la
publication par la commission d’enquête internationale 2011 de son
rapport, le gouvernement Ouattara a annoncé la création
d’une commission d’enquête nationale.[292] Dans la
mesure où le gouvernement Ouattara avait expressément
demandé la mise en place d’une commission internationale, laquelle
avait couvert les mêmes événements et émis des
conclusions et des recommandations dénonçant les crimes graves
commis par les forces d’Alassane Ouattara appelant l’ouverture
d’une enquête, le moment choisi pouvait traduire la volonté du gouvernement de
blanchir les responsables. Le 20 juillet, Alassane Ouattara a signé
le décret portant création de la commission, donnant à
l’instance six mois pour présenter ses conclusions et
« aider à comprendre comment et pourquoi »
des violations aussi importantes des droits humains avaient eu lieu.[293]
Un journaliste de l’Associated Press a indiqué que « les
termes utilisés dans le décret donnaient à penser que la
commission réfuterait les accusations [portées par les
organisations internationales de défense des droits humains] et
chercherait à exonérer les forces d’Alassane Ouattara ».[294]
Il était difficile de dire si le gouvernement Ouattara avait
l’intention d’attendre les conclusions de la commission
d’enquête nationale avant d’ouvrir des enquêtes et de
poursuivre les Forces républicaines, mais Alassane Ouattara a
informé l’Associated Press fin juillet que le rapport de la
commission serait remis aux procureurs avant la fin de l’année
2011. [295] Il est toutefois très vite apparu que ce délai ne serait
vraisemblablement pas respecté, la commission ne s’étant
mise au travail que le 13 septembre. Le 10 août, un
décret du ministre des Droits de l’homme a nommé
17 commissaires avec, pour président, le juge Matto Loma
Cissé.
Plusieurs membres de la société civile ivoirienne ont
exprimé à Human Rights Watch leurs préoccupations quant
à l’indépendance et l’impartialité de la
commission, indiquant que Matto Loma Cissé était très
proche d’Alassane Ouattara. [297]
Poursuites nationales contre le
camp Gbagbo
Après avoir capturé Laurent
Gbagbo dans sa résidence le 11 avril, les Forces
républicaines l’ont emmené au Golf Hôtel.[298]
Deux jours plus tard, il a été transféré à
Korhogo, une ville située dans le nord de la Côte d’Ivoire,
et placé en résidence surveillée. Sa femme, Simone, a
également été arrêtée le 11 avril et
transférée par la suite à Odienné, une autre ville
du nord du pays.[299]
Dans les jours qui ont suivi ces arrestations, les forces d’Alassane
Ouattara ont arrêté des dizaines de soldats et de
personnalités civiles liés à Laurent Gbagbo.
Pendant deux mois, aucune inculpation
n’a été prononcée contre les personnes
détenues, amenant des organisations, dont Human Rights Watch, à
demander au gouvernement Ouattara de mettre fin à une violation à
la fois du droit ivoirien et du droit international.[300] Le
ministre de la Justice Jeannot Ahoussou Kouadio a fait valoir en guise de
réponse le 22 juin qu’aucune inculpation n’était
nécessaire dans la mesure où les personnes concernées se
trouvaient en résidence surveillée et non en détention. Il
a également invoqué une loi de 1963 qui autorise le chef de
l’État à prendre des décrets pour mettre en
résidence surveillée « des personnes qui en ont le
profil », relative à la promotion du bien-être
économique et social du pays.[301]
Bien qu’il soit difficile de dire si les explications du ministre sont
justes au regard du droit ivoirien, les personnes considérées
sont manifestement détenues au sens du droit international—elles
sont privées de leur droit à la liberté, qu’elles se
trouvent dans une prison proprement dite, dans un ancien hôtel, ou
qu’elles soient assignées à résidence.
Plusieurs jours après, les
autorités ont prononcé des inculpations. Le 26 juin, le
procureur d’Abidjan Simplice Koffi a annoncé l’inculpation
de 15 responsables politiques sous le régime de Laurent Gbagbo pour
crimes contre l’autorité de l’État, création
de gangs armés et crimes économiques.[302] Trois
jours plus tard, un procureur militaire, le colonel Ange Kessy, a
annoncé l’inculpation de 49 officiers de l’armée
ivoirienne de Laurent Gbagbo, dont 42 se trouvaient déjà en
détention.[303]
La cour militaire les aurait inculpés « de
détournement de deniers et matériels publics […] de
cessions illicites d’armes et de munitions ; d’arrestations
illégales et de séquestrations ; [et] de meurtres et
recels de cadavres ».[304]
Puis, le 1er juillet, le procureur Koffi a indiqué
qu’il demandait la délivrance de mandats d’arrêt
internationaux contre plusieurs partisans de Laurent Gbagbo qui se trouveraient
à l’étranger, dont Charles Blé Goudé. Les
crimes allégués seraient principalement des crimes contre
l’État et des crimes économiques.[305]
D’autres inculpations ont
été prononcées par des procureurs civils et militaires aux
mois d’août et de septembre. Au 12 août,
58 responsables militaires et 37 personnalités civiles au
moins—dont le propre fils de Laurent Gbagbo, Michel Gbagbo—avaient
été inculpés. [306] Comme auparavant, le procureur militaire a retenu comme chefs
d’inculpation les crimes d’arrestation et de détention
arbitraires, de recel de cadavres et de viol, le procureur civil ne retenant
presque exclusivement que des crimes contre l’État et des crimes
économiques. [307] Un porte-parole du gouvernement a déclaré le
10 août que les « crimes de sang »
commis durant la période post-électorale seraient jugés
par la CPI, estimant que les tribunaux civils domestiques
n’étaient « pas encore outillé[s] pour juger
ce genre de crime ». [308] Enfin, le 18 août, le procureur Koffi a annoncé
l’inculpation de Laurent Gbagbo et de sa femme Simone pour « crimes
économiques », notamment pour détournement de
fonds, vols et concussion. [309]
Au moment de la rédaction de ce
rapport, au moins 118 personnes liées au camp Gbagbo ont
été inculpées pour crimes commis durant la période
post-électorale.
Aucune poursuite au niveau national
visant des soldats des Forces républicaines
Au jour de la rédaction de ce rapport,
aucun membre des Forces républicaines n’a été
inculpé pour des crimes graves commis durant les violences post-électorales.
Plusieurs mesures judiciaires ont été prises en ce qui concerne
les massacres perpétrés dans l’ouest du pays—crimes
documentés par Human Rights Watch, Amnesty International, la commission
d’enquête internationale, la division des droits de l’homme
de l’ONUCI et la Fédération internationale des ligues des
droits de l’homme. Le 2 avril, le ministre de la Justice s’en
est pris à la division des droits de l’homme de l’ONUCI pour
avoir impliqué les Forces républicaines et les Dozos dans le
massacre de Duékoué, instruisant toutefois le procureur de Daloa
d’ouvrir une enquête criminelle sur les crimes commis dans
l’ouest du pays.[310]
Human Rights Watch a appris auprès de plusieurs personnes qui ont pu
s’entretenir avec le procureur que l’enquête de celui-ci
avait pris beaucoup de retard en raison d’un manque de personnel et de
moyens—quasiment rien n’a été entrepris avant la fin
du mois de juillet.[311]
Le directeur de cabinet du ministre de la Justice a informé Human Rights
Watch au mois de septembre qu’une équipe de policiers et de
procureurs avait mené une enquête préliminaire pendant
trois mois et constitué un important dossier sur la base
d’éléments fournis par des témoins de crimes commis
par les deux camps. Il a ajouté disposer de suffisamment d’éléments
concernant les crimes commis par les milices pro-Gbagbo, mais que les
enquêtes concernant les Forces républicaines rencontraient des
« difficultés »—faisant
expressément référence au fait que les organisations
internationales présentes à Duékoué lors du
massacre et ayant assisté aux enterrements étaient
réticentes à témoigner. Il a par ailleurs souligné
que les enquêtes n’en étaient qu’au stade
préliminaire et que des vérifications devaient être
effectuées avant que des inculpations ne soient prononcées. Il a
également déclaré que le gouvernement attendait que la CPI
agisse avant de lancer des poursuites au niveau national—bien que la CPI
ne se soit saisie par le passé que de quelques affaires dans des
situations ayant fait l’objet d’une enquête. [312]
Les enquêtes sur les crimes commis
durant l’offensive d’Abidjan et les semaines qui ont suivi
n’avancent manifestement pas. Lorsque Human Rights Watch a pour la
première fois publié des informations faisant état de
149 meurtres – impliquant Chérif Ousmane et Ousmane Coulibaly
parmi les responsables—, le ministre de l’Intérieur Hamed
Bakayoko a promis que des enquêtes sérieuses seraient
menées, tout en exprimant des « doutes »
sur les observations qui avaient été faites et la
fiabilité des témoignages des victimes recueillis.[313]
Aucune véritable enquête ne semble avoir été
ouverte.
Le procureur militaire Ange Kessi
Kouamé a déclaré début juillet qu’il avait
reçu de nombreuses plaintes concernant les Forces républicaines,
mais qu’il lui était impossible d’ouvrir des enquêtes
dès lors que le statut civil ou militaire des combattants était
incertain au regard du droit ivoirien. Ange Kessi Kouamé attend des
éclaircissements sur ce point dans la mesure où, si les
combattants sont considérés être des civils, seul un
procureur civil est compétent pour les poursuivre. [314] Au moment de la rédaction de ce rapport, le gouvernement ne
semblait pas avoir répondu à la question de savoir si les membres
des Forces républicaines étaient des civils ou des militaires ou
comprenaient des personnes des deux catégories pendant la crise post-électorale.
Le fait qu’aucune enquête
sérieuse n’ait été ouverte contre des membres des
Forces républicaines pourrait illustrer une justice des vainqueurs,
comme le craint un membre de la commission d’enquête internationale
et militant influent des droits humains en Côte d’Ivoire.[315]
Le gouvernement Ouattara a continué de promettre que les personnes
impliquées dans des crimes seraient poursuivies, que celles-ci fassent
partie de son camp ou de celui de Laurent Gbagbo.[316]
Cour pénale internationale
La Côte d’Ivoire n’est pas
un État partie au Statut de Rome. Le pays a toutefois accepté
sous les présidences de Laurent Gbagbo et d’Alassane Ouattara la
compétence de la CPI pour enquêter sur les crimes visés par
ledit Statut, à savoir les crimes de génocide, les crimes de
guerre, les crimes contre l’humanité et les autres violations
graves du droit humanitaire international. Depuis sa prise de pouvoir, Alassane
Ouattara a expressément invité le procureur de la CPI à
enquêter sur les crimes commis en Côte d’Ivoire. Il a
également fait part de son accord et de son désir de voir la CPI
juger les crimes commis par les deux camps. Cependant, Alassane Ouattara a
également demandé à la Cour de restreindre la
période sur laquelle la Cour peut enquêter.
La Côte d’Ivoire a accepté
pour la première fois la compétence de la CPI dans une
déclaration datée du 18 avril 2003. Conformément
à l’article 12, paragraphe 3, du Statut de Rome, le
ministre des Affaires étrangères du gouvernement Gbagbo de
l’époque, Mamadou Bamba, a déclaré que « le
gouvernement ivoirien reconnaît la compétence de la Cour aux fins
d’identifier, de poursuivre, de juger les auteurs et complices des actes
commis sur le territoire ivoirien depuis les événements du 19 septembre
2002 ».[317]
La déclaration précisait être « faite pour
une durée indéterminée »,[318] fondant a
priori la compétence continue de la CPI pour enquêter sur les
crimes graves commis pendant et après le conflit armé de
2002-2003. Le 14 décembre 2010, puis le 3 mai 2011, le
Président Ouattara a renouvelé par lettre la déclaration
de la Côte d’Ivoire au titre de l’article 12, paragraphe 3.
Toutefois, dans les deux lettres adressées à la CPI, les dates
mentionnées ne sont pas les mêmes. Dans sa lettre datée du
mois de décembre, Alassane Ouattara s’engage à coopérer
avec la CPI « en ce qui concerne tous les crimes et exactions
commis depuis mars 2004 ».[319]
Cinq mois plus tard, dans sa lettre de confirmation, Alassane Ouattara invite
la Cour à n’enquêter que sur « les crimes les
plus graves commis depuis le 28 novembre 2010 ».[320]
[Voir l’annexe pour consulter les trois lettres à la CPI.]
Le procureur a tenu compte de cette
dernière lettre en demandant le 23 juin à la deuxième
chambre préliminaire l’autorisation d’ouvrir une
enquête—en limitant la période proposée de ladite
enquête à la période post-électorale.[321]
La demande du procureur exprime la volonté de mettre l’accent sur
les crimes commis après l’élection de 2010 car
« les violences […] ont atteint des niveaux sans
précédent » et « de nombreuses
informations sont disponibles sur ces crimes ». [322]
Cette limitation de durée inopportune
rendrait impossible l’enquête internationale proposée sur
les crimes graves commis durant la décennie qui a
précédé la dernière flambée de violences et
ignore les appels lancés par de nombreuses personnalités de la
société civile ivoirienne qui estiment qu’il est essentiel
d’enquêter sur certains faits remontant jusqu’à 2002,
étant donné leur gravité, leur ampleur et leur impunité
totale. [323] Des personnes travaillant auprès d’Alassane Ouattara sur
les questions de justice ont indiqué que cette limitation avait
été inscrite dans sa lettre à la Cour pénale
internationale en partie sur la suggestion du bureau du procureur, afin que
l’enquête ne prenne pas des proportions insurmontables.[324]
Cependant, plusieurs diplomates interrogés par Human Rights Watch ont
estimé que la demande d’Alassane Ouattara avait pour but de
protéger certaines personnes de son camp impliquées dans des
massacres, des viols et d’autres exactions systématiques commis
pendant le conflit de 2002-2003 et par la suite.[325]
Le Président Ouattara a
régulièrement affirmé que la CPI devrait examiner les
crimes graves commis par les deux camps et qu’elle le ferait.[326]
Une délégation d’enquête conduite par la vice-procureur
Fatou Bensouda a entamé les investigations de la CPI sur les violences
post-électorales lors d’une visite à Abidjan
effectuée entre le 27 juin et le 4 juillet. Le 28 juin,
Fatou Bensouda et le ministre de la Justice Kouadio ont signé un accord
formel dans lequel le gouvernement ivoirien s’est engagé à
pleinement coopérer conformément au chapitre IX du Statut de
Rome.[327]
Le 3 octobre 2011, les juges de la CPI a fait droit à la requête du p rocureur d’ouvrir une enquête sur
la violence post-électorale. Ils lui ont également demandé
de « fournir toute information supplémentaire à sa
disposition sur des crimes qui pourraient relever potentiellement de la
compétence de la Cour et qui auraient été commis entre
2002 et 2010 ». Alassane Ouattara s’est engagé à ratifier le
Statut de Rome « dans les meilleurs délais possibles ». [329]
Commission dialogue,
vérité et réconciliation
Le 27 avril 2011, Alassane Ouattara
s’est engagé à créer dans un délai de deux
semaines une Commission dialogue, vérité et réconciliation
sur le modèle de celle de l’Afrique du Sud, précisant
qu’il s’agissait d’un « axe fort de [sa] présidence ».[330]
Quelques jours plus tard, le 1er mai, Alassane Ouattara a
indiqué que le président de cette Commission serait
l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny—homme politique
membre de longue date du PDCI.[331]
Certains diplomates étrangers ainsi que des membres de la
société civile ivoirienne, parmi lesquels figurent des
organisations pro-Ouattara, ont fait part de leur déception face
à cette nomination. Ils ont ainsi souligné que la décision
avait été prise sans consulter, ou presque, la
société civile et que, compte tenu du passé partisan de Charles
Konan Banny, ils n’étaient pas certains que les deux camps puissent
faire confiance à la Commission.[332]
Le 13 juillet, le Président
Ouattara a officiellement créé la Commission dialogue,
vérité et réconciliation (CDVR) par l’ordonnance
2011-176, dotant l’instance d’un mandat de deux ans. [333] La Commission est dirigée par son président, Charles
Konan Banny, ainsi que par trois vice-présidents et sept membres. [334] Elle est chargée, entre autres, « d’élaborer
une typologie appropriée des violations des droits de l’homme »,
« de rechercher la vérité et situer les
responsabilités sur les événements sociopolitiques
nationaux passés et récents », « d’entendre
les victimes, obtenir la reconnaissance des faits par les auteurs des
violations incriminées et le pardon consécutif »
et « d’identifier et faire des propositions visant à
lutter contre l’injustice, les inégalités de toute nature,
le tribalisme, le népotisme, l’exclusion ainsi que la haine sous toutes
leurs formes ». [335] Les sessions de la Commission sont ouvertes au public, sauf
circonstances particulières. [336] L’International Crisis Group s’est inquiété
que le texte de l’ordonnance 2011-176 « ne comporte aucune
disposition définissant clairement les pouvoirs de la commission et ne
garantit pas suffisamment son indépendance à l’égard
du pouvoir politique ». [337]
Le 5 septembre, le conseil des ministres
a adopté un décret portant nomination des vice-présidents
et des membres de la Commission. Les vice-présidents représentent
les autorités traditionnelles, musulmanes et chrétiennes ; les
sept membres représentent quant à eux les différentes
régions de la Côte d’Ivoire, ainsi que la diaspora
ivoirienne et les ressortissants étrangers résidant en Côte
d’Ivoire. [338] Au moment de la rédaction de ce rapport, la Commission ne
disposait d’aucune stratégie ni attribution claires par rapport
aux efforts de justice du gouvernement.
Conclusion
La plupart des causes du conflit ivoirien le
plus récent sont bien connues : la discrimination orchestrée
pendant dix ans par l’État contre les Ivoiriens du Nord et les
immigrés ouest-africains, basée sur la notion manipulée de
citoyenneté ; l’incitation à la haine contre ces groupes ;
la prolifération de milices violentes et leur étroite
collaboration avec les forces d’élite de sécurité de
Laurent Gbagbo ; les défaillances du système
judiciaire ; et, plus directement, le refus de Laurent Gbagbo de quitter
le pouvoir après avoir perdu le second tour des élections. Les
forces pro-Gbagbo ont déclenché les hostilités dès
le lendemain de l’élection, et étendu et intensifié
leurs attaques au fur et à mesure du développement de la crise.
Au bout du compte, leurs actes comprennent des crimes de guerre et,
probablement, des crimes contre l’humanité, dont la
responsabilité remonte jusque dans les plus hautes sphères de
l’armée et de la société civile.
Toutefois, si l’obsession de Laurent
Gbagbo de se maintenir au pouvoir a sans doute été à
l’origine du dernier conflit armé, lorsque les combats se sont
arrêtés à la mi-mai, les Forces républicaines
d’Alassane Ouattara avaient commis des atrocités qui tombaient
également sous le coup des crimes les plus graves sanctionnés par
le droit pénal international. En discutant avec des responsables du
gouvernement ou en lisant leurs déclarations—voire celles de
diplomates représentant des pays soutenant le gouvernement Ouattara—,
on a le sentiment que ces personnes, tout en admettant que les Forces républicaines
ont commis des actes regrettables, jugent ces actes moins condamnables dans la
mesure où, si Laurent Gbagbo n’avait pas refusé de quitter
le pouvoir, ces violences n’auraient jamais eu lieu. Tout en étant
logique sur le plan des responsabilités politiques, l’argument ne
saurait prospérer sous l’angle des droits humains et du droit
humanitaire international. Les civils membres de groupes pro-Gbagbo qui ont vu
les forces d’Alassane Ouattara tuer et violer des êtres chers ou
réduire en cendres leurs villages ne sont pas plus des cibles
légitimes que les Ivoiriens du Nord et les immigrés
ouest-africains tués par les forces de Laurent Gbagbo. Du point de vue
des victimes—dont la plupart ne se souciaient guère que Laurent
Gbagbo reste ou non au pouvoir, même si elles avaient voté pour
lui, mais aspiraient plutôt à retrouver la stabilité et la
prospérité d’antan—, la punition collective
infligée par les deux camps est comparable et le prix à payer
tout aussi élevé.
Des officiers supérieurs des deux camps
sont impliqués dans des crimes de guerre et, probablement, des crimes
contre l’humanité. Dans certains cas, les exactions auxquelles ils
ont pris part ou qu’ils ont supervisées ont atteint un summum de
perversité. À certains égards, la nature des violences
n’est pas vraiment surprenante : les forces de Laurent Gbagbo et les
Forces républicaines (lorsqu’elles étaient les Forces
nouvelles) ont toujours pris pour cible leurs opposants et commis assassinats,
viols et pillages. Quel que soit le nombre de victimes, les responsables de
l’un comme de l’autre camp n’ont jamais eu à
répondre de leurs actes. Cet ajournement de la justice a souvent
été soutenu par une partie de la communauté internationale
qui estimait que la quête de justice était incompatible avec les
négociations de paix en cours. Certains continuent de le croire,
ignorant les enseignements du passé, lorsque cet ajournement
était synonyme de maintien au pouvoir de personnes responsables de
crimes graves. Face à la remontée des tensions, ces personnes ont
recommencé à faire subir des violences aux civils, ayant appris
qu’il ne leur en coûtait quasiment rien.
Si une grande partie de la population commence
à retrouver une vie normale, notamment à Abidjan,
l’insécurité demeure pour de nombreuses personnes qui
passent pour des partisans de Laurent Gbagbo—en particulier les jeunes
gens qui, en raison de leur âge et de leur origine ethnique, sont
soupçonnés d’être des miliciens. Plus de 150 000 réfugiés
se trouvent encore au Libéria ou au Ghana, ayant peur de rentrer chez
eux. La réconciliation paraît encore très lointaine.
Depuis sa prise de contrôle du pays, les
premières mesures adoptées par Alassane Ouattara pour lutter
contre l’impunité ont été, dans le meilleur des cas,
inégales. Malgré les promesses répétées du
gouvernement de tenir responsables tous ceux qui ont commis des crimes graves
durant le conflit, la réalité est celle d’une justice des
vainqueurs—aucun membre des Forces républicaines n’avait
été inculpé au moment de la rédaction de ce rapport.
Parfois, le ministre de la Justice, les porte-parole de la présidence,
et Alassane Ouattara lui-même, ont nié catégoriquement que
les violations dénoncées par plusieurs organisations de
défense des droits humains puissent être fondées—bien
que, dans certains cas, les enquêtes aient été
réalisées par des organismes indépendants comme la
commission d’enquête internationale, la division des droits de
l’homme de l’ONUCI, Human Rights Watch, la Fédération
internationale des ligues des droits de l’homme et Amnesty International.
Dans quelques cas, de hauts responsables du gouvernement sont allés
jusqu’à dénigrer ces organisations, soit directement, soit
par l’intermédiaire de journaux que leur parti politique soutient
ouvertement, d’une manière qui n’est pas sans rappeler celle
dont Laurent Gbagbo dirigeait le pays.
Le pays se trouve à un moment crucial
de son histoire, pouvant soit rompre avec son passé et redevenir un
État de droit, soit subir le rajout de nouvelles rancœurs à
celles qui ont alimenté les violences et
l’insécurité durant dix ans. La Côte d’Ivoire a
mis à l’essai l’impunité. Elle a mis à
l’essai le favoritisme politique et ethnique. Le bilan le plus
récent s’élève à au moins 3 000 personnes
tuées et plus de 150 femmes violées. Le 29 septembre,
six mois s’étaient écoulés depuis le massacre de
Duékoué—probablement le plus odieux, mais un
événement parmi d’autres pour ce qui est des crimes graves
commis par les Forces républicaines. Les femmes qui ont vu leurs
époux et leurs fils traînés hors de chez eux et
exécutés à bout portant n’ont pas obtenu
justice ; leur quartier et leur village restent détruits, et les
habitants qui ont échappé à la mort vivent pour la plupart
ailleurs et le plus souvent dans des camps de réfugiés. Il est
grand temps qu’Alassane Ouattara se montre à la hauteur de ses
discours sur une justice impartiale. Il est également grand temps que
des pressions réelles soient exercées par les gouvernements
français et américain, ainsi que par le Conseil de
sécurité des Nations Unies et la CEDEAO, pour garantir une
justice impartiale. Tous ont légitimement soutenu Alassane Ouattara
lorsque Laurent Gbagbo a refusé de céder le pouvoir. Mais aucune
voix ne s’élève aujourd’hui alors qu’une
justice sélective s’installe. À défaut de la volonté
requise, aux niveaux national et international, pour garantir une justice
crédible et impartiale, la Côte d’Ivoire risque
d’être incapable de mettre un terme aux cycles de violence, ce qui
serait de mauvais augure pour le respect de l’État de droit et la
stabilité du pays.
Remerciements
La rédaction de ce rapport a
été faite par Matt Wells, chercheur pour l’Afrique de
l’Ouest, et Corinne Dufka, chercheuse senior pour l’Afrique de
l’Ouest. Le rapport s’appuie sur des recherches menées par
Matt Wells, Corinne Dufka, Tirana Hassan, chercheuse pour la division Urgences,
Gerry Simpson, chercheur senior pour le programme Réfugiés, et
Leslie Haskell, chercheuse pour la division Afrique. La révision et la
mise en forme du rapport ont été assurées par Rona
Peligal, directrice adjointe de la division Afrique, Elise Keppler,
conseillère pour le programme Justice internationale, Agnes Odhiambo,
chercheuse sur les droits des femmes en Afrique, Philippe Bolopion, directeur
chargé du plaidoyer auprès des Nations Unies, Clive Baldwin,
conseiller juridique senior, et Babatunde Olugboji, directeur adjoint au Bureau
du programme. Marianna Enamoneta, assistante à la division Afrique de
l’Ouest, Jamie Pleydell-Bouverie et Tess Borden ont fourni une assistance
pour les recherches. Ce rapport a été traduit en français
parhorizons, agence-conseil en traduction basée à
Londres. La révision de la traduction a été
effectuée par Marianna Enamoneta et Peter Huvos, responsable de la
section française du site Internet de Human Rights Watch. John Emerson a
réalisé les cartes. La publication du rapport a été
préparée par Grace Choi, directrice des publications, Anna
Lopriore, responsable de la création, et Fitzroy Hepkins, responsable de
la gestion du courrier.
Human Rights Watch tient à remercier
les organisations et individus ivoiriens pour l’aide précieuse
qu’ils lui ont apportée durant la crise en contribuant à
mettre ses chercheurs en relation avec des victimes à Abidjan et dans
différentes régions du pays, souvent en s’exposant à
un important risque personnel. Pour des questions de sécurité,
nous ne pouvons les nommer dans le présent rapport mais tenons à
souligner que ces travaux de recherche ont en grande partie été
possibles grâce à leur courage et leur détermination.
Human Rights Watch souhaite plus
particulièrement exprimer sa gratitude aux victimes et témoins
oculaires des violences souvent effroyables qui ont accepté de faire
part de leurs récits. Ils ont parfois dû faire face à des
points de contrôle militaires et, souvent à des combats entre
forces armées pour pouvoir témoigner sur le meurtre d’un
enfant, d’un ami, d’un frère ou d’un conjoint.
Malgré la situation oppressante, ils se sont adressés à
nos chercheurs dans l’espoir que les horreurs de cette crise
rappelleraient à tout jamais aux Ivoiriens et à leurs dirigeants
le coût de la manipulation de l’ethnicité et de
l’incitation à la haine. Ils ont sans cesse insisté sur la
nécessité d’exiger des comptes des responsables et de
mettre un terme à une décennie d’impunité. Nous
espérons que ce rapport contribuera à la réalisation de
ces espérances.
Glossaire des acronymes
BAE
|
Brigade
anti-émeute, une force de sécurité d’élite
fidèle à Laurent Gbagbo pendant toute la durée de la
crise post-électorale.
|
BCEAO
|
Banque centrale des
États de l’Afrique
de l’Ouest, réunissant huit pays d’Afrique de
l’Ouest, dont la Côte d’Ivoire.
|
CECOS
|
Centre de
commandement des opérations de sécurité, une force
d’élite d’intervention rapide proche de Laurent Gbagbo
pendant le conflit et dont les membres sont issus de l’armée, de
la gendarmerie et de la police.
|
CEI
|
Commission
électorale indépendante.
|
CRS
|
Compagnie
républicaine de sécurité, une force de police
d’élite fidèle à Laurent Gbagbo pendant le
conflit.
|
FAFN
|
Forces
armées des Forces nouvelles, la branche militaire de l’alliance
instaurée entre les trois différents mouvements armés,
qui contrôle la moitié nord du pays depuis 2002.
|
FDS
|
Forces de
défense et de sécurité, terme désignant
collectivement l’armée, la gendarmerie et la police.
|
FESCI
|
Fédération
estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire, un groupe
d’étudiants violent, pro-Gbagbo, dont Charles Blé
Goudé et Guillaume Soro ont tous les deux été dirigeants.
|
FLGO
|
Front de
libération du Grand Ouest, une milice pro-Gbagbo basée dans
l’extrême ouest du pays et dirigée par Maho
Glofiéi.
|
FPI
|
Front populaire
ivoirien, le parti politique de l’ancien Président Laurent
Gbagbo.
|
LMP
|
La Majorité
présidentielle, coalition politique de Laurent Gbagbo et de plusieurs
autres petits partis politiques.
|
MFA
|
Mouvement des
forces de l’avenir, petit parti politique qui faisait partie de la
coalition politique d’Alassane Ouattara.
|
MJP
|
Mouvement pour la
justice et la paix, mouvement rebelle armé apparu dans l’ouest
de la Côte d’Ivoire en 2002, puis intégré aux
Forces nouvelles.
|
MPCI
|
Mouvement
patriotique de Côte d’Ivoire, groupe rebelle armé qui
s’est emparé du contrôle du nord de la Côte
d’Ivoire en 2002, constituant le plus important élément
des Forces nouvelles.
|
MPIGO
|
Mouvement populaire
ivoirien du Grand Ouest, mouvement rebelle armé apparu dans
l’ouest de la Côte d’Ivoire en 2002, puis
intégré aux Forces nouvelles.
|
ONUCI
|
Opération
des Nations Unies en Côte d’Ivoire, la mission de maintien de la
paix de l’ONU dans ce pays.
|
PDCI
|
Parti
démocratique de la Côte d’Ivoire, parti politique
dirigé par l’ancien Président Henri Konan
Bédié, faisant partie de l’alliance politique du RHDP.
|
RDR
|
Rassemblement des
républicains, le parti politique de l’actuel Président
Alassane Ouattara.
|
RPG
|
Grenade
propulsée par lance-roquettes (Rocket-Propelled Grenade en
anglais).
|
RHDP
|
Rassemblement des
Houphouétistes pour la démocratie et la paix , alliance politique de partis
composée du PDCI, du RDR, de l’UDCI et du MFA.
|
RTI
|
Radio
télévision ivoirienne, la chaîne nationale,
contrôlée par le gouvernement Gbagbo durant la crise.
|
UDCI
|
Union
démocratique de Côte d’Ivoire, l’un des partis dont
se compose la coalition politique du RHDP.
|