Ou
La mondialisation assaillant avec succès les dernières parcelles du Pré Carré
Roger Mottet
En Côte d'Ivoire, un héritage colonial mal embouché est mis à mal par la mondialisation. Il en résulte une crise politique qui dégénère en un conflit identitaire. Le mondialisateur met discrètement de l'huile sur le feu, et l'ancien colonisateur, pour éteindre l'incendie, envoie ses barbouzes, dont l'intervention maladroite attise le brasier. Aujourd'hui, la Côte d'ivoire vit une situation proche de celle du Rwanda d'il y a dix ans, prête à dégénérer à tout moment.
1. La Côte d’Ivoire mal partie
Le 24 décembre 1999, le dernier coup d’Etat du millénaire avait lieu à Abidjan, réduisant définitivement à néant ce que l’imagerie politique néo-coloniale française avait appelé le miracle ivoirien ; celle-ci avait continué à lui décerner des satisfecit dithyrambiques sur ses succès politiques et économiques, en dépit des lézardes de plus en plus flagrantes qui étaient apparues sur l’édifice depuis la mort en 1993 du père fondateur du régime, Félix Houphouët-Boigny. Le coup d’Etat, en faisant crouler la façade, allait révéler rapidement tous les vices de la structure et surtout de l’infrastructure, liés à la nature originellement fausse de son indépendance, octroyée en 1960 par une métropole qui imposait à son "ex-empire" et le cadre politique, et le cadre militaire, et le personnel politique, parcellisé selon un découpage tribal bien senti qui rendait chaque parcelle extrêmement fragile, et donc dépendante pour sa survie de la présence de garnisons de la puissance coloniale ; cette dépendance maintenait inchangée l’exploitation coloniale, qui continuait telle quelle, grâce à l’imposition d’un cadre économique qui perpétuait la traite sur des cultures de rente rendues au départ obligatoires par le travail forcé - jusqu’à ce qu’au bout de quelques générations il ne soit plus possible d’en sortir, ou même d’imaginer un cadre économique autocentré - grâce à l’imposition d’une monnaie contrôlée par l’ex-métropole, grâce au contrôle, par la même autorité, des changes et des investissements, limités au cadre bancaire de l’ancienne Union Française[1].
Il est vrai que les apparences données par la Côte d’Ivoire du Vieux[2] étaient trompeuses : en dehors de quelques révoltes ethniques, syndicales ou politiques, réglées par des massacres discrets[3], des bastonnades efficaces, des assassinats silencieux, ou des embastillements muets, tout n’était qu’ordre et prospérité dans ce remake colonial ravaudé. Du vivant du dictateur, il n’était jamais apparu aucune menace susceptible de faire croire à l’existence d’une opposition sérieuse qui pût challenger l’autorité du régime ; la croissance régulière de son PNB, l’amélioration de ses infrastructures, le modernisme et la rutilance de sa capitale économique, jusqu’aux délires mégalomanes de l’érection dans la savane de la nouvelle capitale, Yamoussoukro, et de sa cathédrale, pouvaient faire facilement croire à une prospérité de bon aloi pour ce petit pays qui exportait à tour de bras, et parvenait même à se faire sacrer champion mondial de la production du cacao.
Mais une telle vue était en réalité une vue de borgne, qui ne considérait pas la déplétion de la main d’œuvre dans les villages ivoiriens, le dépérissement de son économie vivrière et le dépècement de sa structure foncière traditionnelle au profit des compagnies étrangères ; une vue tronquée, qui ignorait les flux réels de capitaux[4], et en particulier le départ de plus-values faramineuses vers la France, ou vers les banques franco-libanaises de Beyrouth ou « turcos[5] » d’Amérique Latine. La plus-value était générée en partie par la main d’œuvre locale, travaillant sur ses parcelles de taille modeste, et pompée par des pseudo coopératives et une « caisse de stabilisation » contrôlée par l’exécutif local ; l’autre partie, la plus conséquente, était fournie par une main d’œuvre immigrée extrêmement nombreuse, constituée pour la plus grande part de Burkinabés laborieux, et rentrait directement dans les caisses des grandes compagnies où ils œuvraient. L’organisation du commerce local, aux mains quasi exclusives de Libanais, en drainait une autre partie vers l’extérieur du pays. Ainsi, le « miracle économique », au lieu d’enrichir la population locale, au contraire l’appauvrissait, et les chantres de cette réussite avaient raison de la qualifier en sus de « modèle de développement », car il n’existait guère d’autres pays dans le Tiers-Monde où un apparent consensus général acceptait sans rechigner la mise en coupe réglée de son économie par des étrangers.
La paix politique et sociale, malgré une exploitation féroce, était le résultat surprenant de la politique du dictateur, qui, tout en réduisant impitoyablement toute dissidence, parvenait à se concilier la plupart de ses opposants, en leur distribuant des parcelles de pouvoir, et maintenait l’hégémonie politique de son groupe tribal Akan[6] tout en laissant aux chefferies locales assez d’autonomie pour enorgueillir leur amour-propre ; dans le même but, il plaçait de temps à autre un représentant des groupes ethniques vassalisés dans une position de pouvoir visible ; et quand il le fallait, des cadeaux sonnants et trébuchants trouvaient la voie nécessaire pour calmer les plus fâchés des mécontents.
L’importation massive de main d’œuvre étrangère, aboutissant à l’établissement sur le territoire national de plusieurs millions de personnes (plus de 40 % de la population d’origine), allait combler le déficit local, et permettre l’augmentation continue de la production agricole, sans créer de problèmes de rejet, car les retombées salariales étaient suffisantes pour nourrir l’ensemble, sans cependant l’enrichir. Pour toutes ces raisons, le Vieux était qualifié de « Sage », et ses méthodes politiques de « dialogue ».
2. Les contradictions de base remontent à la surface, l’ivoirité fait son apparition
Cette situation de paix politique et sociale a commencé à montrer des signes d’essoufflement au début des années 90, avec l’irruption de la mondialisation, cette méthode politique et économique que l'Amérique utilise pour asseoir son hégémonie, qui ne souffrait plus aucun particularisme, et qui, forte de sa victoire sur l’Empire Russe et de son démantèlement, va s’attaquer ensuite en catimini aux autres ensembles homogènes, l’Empire Chinois, l’Indien, le Pré Carré français d’Afrique, et la tentative unitaire de l’Union Européenne, tout en assénant une pression musclée sur les petites entités étatiques[7] qui lui résistent. Les armes utilisées pour la déstabilisation de ces ensembles sont les mêmes partout : ingérence politique au nom de droits de l’homme et de droits politiques dont les modèles pratiques seraient aux USA ; ingérence économique au nom du libéralisme et de la « saine gestion », imposée en général par l’OMC, la Banque Mondiale, ou le Fonds Monétaire International (FMI), par des règles commerciales qui mettent hors jeu les petits producteurs ou lors de prêts foireux qui enfoncent l’endetté dans une sur-dette ; ingérence militaire indirecte ou directe, enfin, lorsque le mondialisateur, confronté à une fin de non-recevoir tenace, devient redresseur de torts.
En Côte d’Ivoire, les préparatifs de la déstabilisation se sont d’abord occupés du monopole politique dont disposait Houphouët : un parti unique, une mainmise totale sur toutes les institutions. La réponse du pouvoir local à ces premières passes d’armes fut l’emprisonnement des contestataires, dont un leader Bété, Laurent Gbagbo, qui se réclamait du socialisme, et la nomination, comme premier ministre, d’Alassane Ouattara, membre d’un groupe ethnique nordiste, qui avait la bénédiction des institutions financières mondialisatrices, où il avait fait ses classes[8]. Celui-ci, manager efficace, en installant un système de taxation moderne, qui faisait rentrer l’argent du fisc dans les caisses de l’Etat, se fit quelques ennemis parmi les vieux coloniaux qui avaient l’habitude de recourir au bakchich pour payer moins d’impôts, ainsi que dans l’administration corrompue qui avait l’habitude d’améliorer son ordinaire en empochant ces bakchichs. Avec Ouattara à la barre, lorsque tout danger fut écarté, c’est-à-dire après s’être fait réélire, le dictateur sacrifia enfin, formellement, au pluralisme politique.
Parallèlement aux pressions politiques, les méthodes déstabilisantes de l’OMC, dont la dérégulation, intervenant sur la stabilité des prix des matières premières, et en particulier sur les prix des produits agricoles, allaient faire chuter les cours des principaux produits des cultures de rente ivoiriennes, café, cacao, caoutchouc, coton, arachide. En réponse aux demandes paniquées de capitaux, ces institutions répondirent par l’imposition d’ajustements structurels, qui démolissaient les acquis sociaux minimum du pays, puis par l’exigence d’une dévaluation du franc CFA[9], qui, du jour au lendemain, fit basculer dans la pauvreté l’ensemble des classes laborieuses du pays, sans cependant résoudre le problème créé par la dérégulation : la chute des prix, et la diminution de la demande sur le marché mondial. On dut donc faire des coupes sombres dans la main d’œuvre, et l’on se retrouva, dans un pays naguère prospère, avec une masse de chômeurs, non rétribués, qui devaient subsister sur une masse salariale quantitativement réduite et dont la valeur avait diminué de moitié. Les premiers licenciés des compagnies étrangères furent les moins productifs, précisément les Ivoiriens du Sud, et l’on vit naître pour la première fois, dans ce pays multiethnique et traditionnellement tolérant, des ressentiments contre les Burkinabés et les Ivoiriens du Nord, qui avaient le tort d’être, comme les Burkinabés, majoritairement musulmans, de s’habiller comme eux de longs boubous, de parler des langues apparentées, d’être comme eux grands de taille et d’avoir comme eux la peau noire comme du charbon[10].
C’est dans cette ambiance complexe en soi que le père fondateur Houphouët se décida à quitter le monde. Voulant laisser de lui un regret durable, il s’était arrangé pour qu’après lui vienne le déluge : son dauphin constitutionnellement installé, Henry Konan Bédié, Baoulé lui aussi, n’avait pas la même stature politique que son parrain, ni la même vision consensuelle, qui permettait aux parties les plus opprimées de la nation de se sentir à l’aise en son sein. Marchant dans la foulée du ressentiment de la populace du sud qui accusait les « Nordistes », Dioulas et autres Burkinabés, de lui voler son travail ou de manger son pain, il inventa, dans le but de barrer la route de la présidence au dernier premier ministre d’Houphouët, Alassane Ouattara, son seul rival sérieux, le concept d’ « ivoirité », un argument raciste qui rejetait comme non ivoirien tout ce qui n’était pas d’origine ethnique animiste, origine grosso modo confinée géographiquement dans les zones forestières du sud, et marquée depuis le début de la colonisation par l’influence des missionnaires catholiques : l’ivoirité discriminait donc négativement plus de la moitié de la nation. Suite aux manœuvres judiciaires et policières plutôt grossières et musclées de Bédié pour les écarter du scrutin, les partis d’opposition, dont le RDR (Rassemblement des Républicains[11]) de Ouattara et le FPI (Front Populaire Ivoirien[12]) de Gbagbo, décidèrent de boycotter les élections présidentielles de 1995, et Bédié se succéda à lui-même.
Suivirent cinq ans de gabegie politique et économique. Les cours des cultures de rentes continuaient à s’effondrer, et la diminution des revenus du pays et de ses habitants demandaient une nouvelle politique agricole, qui recentrât la production et réactivât les échanges et la consommation internes, de même qu’une politique de décentralisation qui fît revivre les régions et les communautés locales. Des fonds furent prêtés pour cela par les bailleurs internationaux, dont la Commission Européenne, mais leur plus grande partie était détournée sans qu’aucune réforme n’aboutisse, et la paupérisation de la population empirait. La rhétorique de l’ivoirité, c’est-à-dire de l’exclusion, qui continuait et intensifiait le ressentiment des sudistes tout en suscitant l’animosité des nordistes, les pratiques discriminatoires vis-à-vis de l’opposition, la corruption aux résultats de plus en plus apparents, tout cela finit par aliéner du pouvoir l’ensemble de la population. La dette extérieure du pays grandissant, le gouvernement, en 1999, ne trouvait plus assez de ressources publiques pour payer la totalité de son service, ni pour payer ses fonctionnaires, ni même pour payer ses militaires.
3. Le coup d’Etat et la « transition »
C’est dans ce contexte qu’intervint la mutinerie de Noël 1999. Quelques soldats, à qui on n’avait pas payé leur solde depuis plusieurs mois, voulurent se payer eux-mêmes, et le général Robert Gueï, ex-chef d’état-major, alors à la retraite, assura au pied levé la présidence d’une junte[13] dont la composition fut négociée à la hâte avec l’opposition, en attendant la formation d’un gouvernement réuni sur un thème commun, le rejet de tout ce qui avait constitué le cœur du système de gouvernement de Konan Bédié : la particratie unique du PDCI[14], l’ivoirité, la corruption. Ce programme commun ne tarda pas à voler en éclat, car l’ivoirité revint rapidement au-devant de la scène, toujours pour les mêmes raisons : après avoir goûté au pouvoir, le général, qui prétendait n’être là que pour balayer la place, s’y accrochait, et, ne trouvant en face de lui, comme rival de poids aux élections présidentielles prévues pour l’automne, que Ouattara, il trouvait l’arme parfaitement adaptée à son but. Il l’écarta du gouvernement, au printemps 2000, puis, en manipulant une commission constitutionnelle à ses ordres, fit inclure dans la nouvelle constitution un article qui allait immanquablement disqualifier son rival : l’ivoirité devenait constitutionnelle. L’arme raciste, parfaitement efficace pour la lutte des chefs, était à double tranchant, car elle refusait ainsi la citoyenneté à plus de la moitié de la population du pays, une fracture de la société sur une ligne ethnique s’approfondissait et n’allait pas tarder de manifester dans la violence ses effets désastreux.
Dans ce conflit, qui semble n’être qu’une querelle de hobereaux provinciaux, des puissances extérieures ont attisé les passions, tout en faisant, d’une manière apparemment désinvolte, des discours lénifiants distribuant des blâmes ou des certificats de bonne conduite aux uns et aux autres. Il est évident que la déstabilisation allait bien au-delà des frontières de la Côte d’Ivoire : cette dernière était, depuis les indépendances de 1960, le moteur économique de l’Afrique de l’Ouest française, et le chaos, s’il s’installait ici, allait se propager dans tout le sous-ensemble. Pour les mondialisateurs, il importait que les matières premières et les produits agricoles des cultures de rente ne dépendent plus que des « marchés » et qu’il soit mis fin à toute stabilisation et à toutes les régulations qui mettaient les producteurs à l’abri des risques ; il fallait aussi mettre fin aux accords particuliers, tels Lomé ou Cotonou, qui pouvaient lier des structures étatiques entre elles, au détriment de l’Etat impérial unique qui prétendait tout réguler. Ces déstabilisateurs avaient déjà montré efficacement leur génie destructeur et leur totale absence de scrupules à l’égard des dégâts collatéraux dans le démantèlement des entités politiques d’Afrique Centrale : la zizanie armée, partie au début de la décennie des Grands Lacs, touchait maintenant le Cameroun, pénultième Etat national de l’ex Afrique Equatoriale Française.
Un des acteurs principaux qui intervenaient de l’extérieur – dans l’évolution géostratégique de l’Afrique Centrale, comme dans celle, actuelle de l’Afrique de l’Ouest – était l’ancienne puissance coloniale, la France, qui avait toujours sa structure en place, et qui tirait toujours de substantiels profits de l’exploitation du pays ; depuis la création de l’Union Européenne, dont l’essence exigeait l’ouverture aux membres de l’Union des marchés fermés, les règles monopolistes de l’empire français s’étaient assouplies, et on avait ouvert les portes de la finance et du commerce aux États Membres. Dans le jeu politique de la Côte d’ivoire, cela donnait à la Commission Européenne, principal bailleur de fonds des projets de développement du pays, un rôle majeur du même côté que la France. Dans le camp adverse, les mondialisateurs, Canada et USA, jamais nommément présents, utilisaient la machine onusienne et ses annexes (Banque Mondiale, FMI, OMC) pour intervenir sur le terrain.
Lors de la mutinerie de Noël 1999, la France avait, au nom de la stabilité, aussitôt reconnu le nouveau régime, tout en ménageant une porte de sortie et un asile au président déchu. Les onusiens et leurs épigones, de leur côté, avaient proféré condamnations et menaces, bien qu’ils fussent parfaitement contents de voir Konan Bédié déboulonné. La Commission Européenne, qui avait, suite à des affaires de corruption particulièrement graves, interrompu son aide dès avant le coup d’Etat, émit aussi, du bout des lèvres, quelques réprimandes, recommandant qu’on revienne au plus tôt à un régime démocratique et constitutionnel. La France, ne pouvant être en reste dans la promotion verbale de la démocratie, recommanda aussi que des élections aient lieu au plus vite, qui remettent les pendules à l’heure. Le Général Gueï promit que la vie politique démocratique allait reprendre incessamment, car sa mission était de rétablir la démocratie. Il annonça un calendrier électoral, qui commençait par un référendum constitutionnel en juillet, puis des élections présidentielles en septembre, des législatives en octobre, et des communales en novembre. Ces élections et leur impact, politique et économique, allaient être le terrain de prédilection des interventions extérieures, car deux puissances opposées allaient être étroitement mêlées dans leur organisation et dans leur observation : la Commission de l’Union Européenne – dont la présidence tournante allait être assurée par la France pendant la période cruciale, de juillet à décembre 2000 – avançait les fonds pour la mise en place des commissions électorales et des bureaux de vote, et pour l’organisation d’une unité d’observation, et les Nations Unies étaient chargées d’exécuter les deux projets, le premier étant géré par l’UNOPS, sous supervision du PNUD, et le deuxième par le PNUD lui-même[15].
4. Le chaos électoral et sa manipulation par des forces étrangères opposées
La première partie, œuvre de logistique pure, fut exécutée dans les mois qui précédèrent le référendum constitutionnel, réalisé à la fin du mois de juillet. Tout le matériel fut remis à la COSUR[16], et une aide logistique lui permit de distribuer le tout sur l’ensemble du territoire national. Tout ce matériel devait revenir ensuite à la CNE[17], son successeur pour le paquet électoral[18] qui devait suivre. Cependant, une gestion onusienne boiteuse eut pour résultat le fait qu’une bonne partie du matériel électoral s’était volatilisée un mois après le référendum, et que les fonds destinés à couvrir les activités des commissions électorales locales traînaient la patte : les officiels du Ministère de l’Intérieur se plaignaient d’une sorte de volonté du PNUD de retarder la délivrance de l’aide promise, et le résultat premier fut un report de cinq semaines, pour raisons techniques, de la première échéance électorale[19].
Il est vrai que la réalisation du calendrier électoral dans sa première mouture était cruciale : la Commission Européenne conditionnait la reprise des négociations sur les accords de Cotonou, suspendus sine die, à la réalisation de ce calendrier électoral. Après ce premier report, un ultimatum arriva de Bruxelles : un nouveau retard dans la mise en œuvre du calendrier électoral allait retarder l’éventualité de nouvelles négociations avec la Commission à 2002 au plus tôt. Les Ivoiriens intéressés par une transition rapide se demandaient si ces étranges lenteurs du PNUD n’étaient pas destinées à détacher la Côte d’Ivoire du cadre de ces accords.
Il faut dire que le report des élections pour des raisons techniques arrangeait bien le général Gueï, qui cherchait maintenant à se succéder à lui-même. Il n’avait pas de parti ni de structure politique pour le soutenir dans une campagne électorale, et venait d’échouer dans sa manœuvre visant à se faire reconnaître comme le candidat officiel du PDCI. Le temps gagné lui permettait d’organiser sa campagne, et surtout d’organiser de manière conséquente la mise hors jeu, par des moyens divers, de ses principaux rivaux.
La première intrigue consistait à diviser l’opposition quasi unanime des partis politiques établis à la perpétuation du pouvoir militaire, et donc à sa personne. D'une part, il prit des accords particuliers avec deux leaders de partis marginaux, qui ne faisaient pas le poids, pensait-il, face à lui : Laurent Gbagbo, du FPI, et Francis Wodié, du PTI[20] ; ces deux partis, précédemment de gauche, allaient, dans la manœuvre, se trouver encore plus marginalisés, car, en composant avec un putschiste impopulaire, ils perdaient leur assise intellectuelle et ouvrière. Le FPI allait aussitôt virer dans le tribalisme, en se recroquevillant sur la base ethnique de son président, d’origine Bété, et en reprenant de manière virulente les poncifs racistes de l’ivoirité[21].
D’autre part, Gueï s’arrangeait pour faire invalider par une chambre constitutionnelle de la Cour Suprême à ses bottes ses deux opposants les plus sérieux, Alassane Ouattara, du RDR, et Emile Constant Bombet, ex-ministre de l’Intérieur, candidat officiel du PDCI, en utilisant deux articles de la nouvelle constitution rédigés spécialement pour ces deux personnages : contre Ouattara, on utilisait l’ivoirité[22], et contre Bombet la clause de non-corruption[23].
La deuxième intrigue réussie, il fallait maintenant épurer la junte, le gouvernement et les états-majors de l'armée et de la gendarmerie de tous leurs éléments dioulas. On monta une machination, fréquemment utilisée par les dictateurs africains, qui consistait à mettre en scène un faux coup d’Etat contre soi-même servant à accuser, arrêter, juger, condamner et exécuter les opposants[24]. Le général Gueï étant un peu trop lourdaud pour concevoir ce genre de spectacle, on vit débarquer au début de septembre, avec une grande visibilité destinée sans doute à désaffranchir l’opposition, le général Jeannou Lacaze avec une bande de barbouzes, envoyés probablement par Matignon - la discordance des communiqués officiels montrait que l’Elysée et Matignon ne s’entendaient pas sur le poulain à soutenir[25]. Après une tentative avortée d’arrestation de Ouattara vers la mi-septembre, repoussée sans effusion de sang par les militants du RDR, les affreux optèrent pour l’endiguement militaire. Dans la nuit du 17 au 18 septembre, après avoir mis Gueï à l’abri à Jacqueville, pour éviter tout dérapage, semble-t-il, ils organisaient une mise en scène dans la résidence de celui-ci, dans le quartier Indénié du Plateau. Tous les acteurs de ce théâtre étaient les membres de la garde de Gueï lui-même, y compris ceux qui sortirent les pieds devant, ou ceux que l’on malmena en public, devant les caméras de la télévision officielle : ces derniers, morts ou torturés, étaient tous des Dioulas, selon leur patronyme. On criblait de balles la façade de la maison du général, mais en évitant les fenêtres pour ne pas casser les carreaux, on poussait à la main un blindé contre un de ses murs, pour ne pas trop l’abîmer, on crevait au revolver les pneus de la Mercedes vide du président, en évitant tout éclat sur la carrosserie, et on présentait tout cela le lendemain à la télé. Quelques jours plus tard, on fouillait les résidences vides de deux éminents Dioulas, adjoints directs de Gueï au CNSP, les généraux Palenfo et Coulibaly, le premier représentant à ce moment-là la Côte d’Ivoire aux jeux olympiques de Sydney, on désarmait leur garde, et on exhibait ces armes le soir à la télé, comme preuves qu’ils avaient comploté. Des arrestations et des exécutions suivirent, laissant entendre que l’enquête allait remonter vers les chefs ; sous la torture, les éléments dioulas de la garde de Gueï, de Palenfo et de Coulibaly non trépassés avouaient que c’était Palenfo et Coulibaly qui avaient organisé la soirée théâtrale à la résidence de Gueï. Puis on remania et le CNSP et le gouvernement, en éliminant tous les dioulas qui pouvaient encore s’y trouver. Les deux généraux, après le retour de Palenfo de Sydney, durent chercher refuge à l’ambassade du Nigeria, pour échapper à l’exécution. La tension montait dangereusement, à la veille de la proclamation par la Cour Suprême de l’inéligibilité de Ouattara. On s’attendait, pour cette date, à des émeutes.
Pendant que certains services français agissaient directement, en éliminant les Dioulas des États-Majors, les Nations Unies, outil d’interférence des mondialisateurs, sabotaient en sous-main le projet d’observation financé par la Commission Européenne. De même qu’il essayait, par son contrôle de l’UNOPS, de retarder le déroulement des élections, le PNUD, qui avait l’exécution directe du projet d’observation, s’efforçait d’empêcher l’unité d’observation d’observer. Le recrutement de sa direction par le PNUD, composée d’incapables patentés[26], le refus de donner une quelconque aide logistique à son administration, le refus de lui allouer des fonds, la mise en place d’embûches bureaucratiques, transformant son travail en course d’obstacles, freinèrent et paralysèrent le déploiement des observateurs, et ceux d’entre eux qui observèrent tout de même, en dépit des difficultés, furent rapidement éjectés, ou déplacés vers des postes où ils ne pouvaient plus rien voir[27]. Les cadres onusiens permanents encadrant le tout étaient, il est vrai, des anciens de la déstabilisation africaine : le Représentant Résident s’était trouvé comme par hasard au début de la décennie à Bujumbura, et le mystérieux « officier de sécurité » spécialement détaché du Kosovo pour « encadrer » cette mission se trouvait fortuitement à exercer les mêmes fonctions à Kigali à la même époque ; la « program officer » supervisant directement le projet venait d’arriver de la Sierra Leone; il n’y avait donc que des spécialistes. Le but d’une non-observation, donc d’une non-ingérence et de non-recommandations, allait de soi : laisser pourrir la situation, où le général, mégalomane et maladroit, allait, par ses bourdes, mettre le feu aux poudres.
5. L’ivoirité paroxystique
La tension qui continuait à croître finit par exploser, malgré la retenue de la direction du RDR, qui recommanda à ses militants de ne pas manifester après l’invalidation de la candidature de leur leader à la magistrature suprême, le 7 octobre.
En conséquence de la décision de la Cour Suprême, le RDR, comme le PDCI, décidèrent de boycotter le scrutin. Celui-ci eut lieu le 22 octobre, et n’attira guère les foules. Seuls 25 % des électeurs inscrits se déplacèrent, et une majorité relative d’entre eux accordèrent leurs suffrages à Gbagbo, non par choix de celui-ci, mais par opposition au maintien des militaires à la tête de l’Etat ivoirien. Au fil de la proclamation des résultats partiels par la CNE, il s’avérait que Gbagbo devançait Gueï ; celui-ci arrêta brusquement le décompte, fit arrêter les membres de la CNE, et se proclama vainqueur. Gbagbo, voyant la chance de sa vie s’éloigner – il n’aurait jamais pu gagner une élection avec comme rival l’une des deux personnes dont la candidature venait d’être invalidée[28] –, joua son va-tout, et lança ses partisans dans la rue, à l’assaut de la présidence. La garde présidentielle tira dans le tas, mais dans la journée, la plupart des partisans de Gueï au sein de l’armée, et en particulier la direction de la gendarmerie, dont le rôle avait été vital dans le maintien de la structure de l’Etat, lors des mutineries de décembre 1999 et de juin 2000, se rallièrent à Gbagbo[29], et Gueï disparut de la scène.
Ce dénouement impromptu interpellait tous les acteurs politiques : on s’attendait à la constitution d’un front d’opposition civile contre Gueï, et on se retrouvait avec pour président un civil, partisan récent de l’ivoirité, ayant rallié les ivoiristes radicaux du régime Gueï dernière version. La grogne des partisans du RDR s’exprima le lendemain lors de manifestations spontanées dans la plupart des quartiers d’Abidjan, qui demandaient un nouveau scrutin et une révision de la décision de la Cour Suprême sur l’éligibilité de leur leader. A ces manifestations s’opposèrent manu militari les partisans de Gbagbo, les ivoiristes de la capitale, encadrés par les gendarmes et certaines unités de police obéissant à leur état-major. Le conflit politique se transformait instantanément, ivoirité oblige, en un conflit ethnique, on incendiait les mosquées, on arrêtait des gens qui n’avaient rien à voir avec les manifestations, à leur domicile, sur simple délit de faciès, pour aller les torturer dans les casernes et les commissariats, puis les exécuter sur des terrains vagues ou au bord des lagunes. Cette politique musclée du nouveau pouvoir porta vite ses fruits : au bout de quelques jours, pendant lesquels les médias locaux étalaient ostensiblement les corps mutilés des victimes, les protestations s’amenuisèrent jusqu’à l’extinction. On découvrit quelques jours plus tard, sur un terrain vague du quartier populaire de Yopougon, un charnier où étaient entassés une soixantaine de cadavres, selon toutes vraisemblances des Dioulas et assimilés exécutés sur place par la gendarmerie ; cette nouvelle dévoilait la nature profondément raciste de l’alliance qui s’était nouée au mois d’août entre Gueï et Gbagbo, et annonçait une fracture définitive de la société ivoirienne. Quelques jours après, le nouveau pouvoir faisait arrêter les généraux Palenfo et Coulibaly, qui avaient quitté leur refuge de l’ambassade du Nigeria, et on les inculpait « d’atteinte à la sécurité de l’Etat », comme commanditaires de « l’attentat » contre le général mis en scène par les affreux de Jeannou Lacaze : la continuité de la politique de Gueï était assurée, et ce dernier savourait un exil doré, entouré de sa garde privée, aux confins du Libéria.
Après le tapage dans la presse internationale provoqué par la découverte du charnier de Yopougon et les demandes de diverses autorités internationales d’organiser un nouveau scrutin, Gbagbo fit mine de se montrer accommodant, et annonça qu’en vue d’une réconciliation nationale, les élections législatives seraient ouvertes à tous les candidats validés par la CNE. Mais il s’empressait de promulguer un décret qui donnait à tout citoyen un droit de recours auprès de la Cour Suprême contre tout candidat qui lui déplairait. Le résultat escompté ne se fit pas attendre, quelques jours avant les législatives, la Chambre Constitutionnelle de la Cour Suprême invalidait à nouveau la candidature de Ouattara à la députation, décision à laquelle entendait s’opposer le RDR en annonçant pour le lendemain une manifestation de protestation qui fut aussitôt interdite par le nouveau ministre de l’Intérieur. Le résultat fut, à nouveau, des scènes de violences policières vis-à-vis des manifestants, suivies de pogroms, de chasses au faciès et de tueries encouragées par des déclarations incendiaires du nouveau président[30], de tortures de prisonniers dans les commissariats, dont des viols en série de femmes kidnappées apparemment pour leur origine ethnique. Les cadres du RDR furent arrêtés, emprisonnés sans inculpation et sans jugement, et les élections législatives eurent lieu sans la participation du RDR. La population « Dioula » des provinces du nord empêcha le scrutin d’avoir lieu dans la plupart des circonscriptions de ces régions, en détruisant purement et simplement le matériel électoral, ou en chassant les membres des commissions électorales de leurs bureaux. Des incidents armés eurent lieu çà et là, opposant dozos[31] et gendarmes, population citadine du nord et autorités préfectorales, faisant apparaître le spectre de la guerre civile[32].
Le nouveau gouvernement, qui venait de se pourvoir d’une assemblée législative à ses ordres, fit à nouveau risette aux opposants, pour répondre aux sollicitations et aux appels à l’apaisement des bailleurs de fonds étrangers. Il créait un Comité de Médiation et de Réconciliation Nationale, dont la majorité des membres n’étaient pas spécialement conciliants, tout en maintenant une politique de répression contre l’opposition et d’intransigeance à l’encontre de toute opinion en désaccord avec lui. Ainsi, des journalistes furent malmenés, les locaux d’un journal indépendant mis à sac, les emprisonnés des manifestations pro-démocratiques restèrent en prison, et le gouvernement organisa des manifestations devant les ambassades et légations de pays ou organisations qui avaient eu le culot de lui conseiller l'apaisement. Les arrestations et détentions arbitraires, les tortures dans les commissariats et casernes se poursuivaient impunément, mettant de l’eau au moulin des organisations diverses, nationales ou internationales, défendant les droits de l’homme. Les exactions[33] dont était la cible l’ensemble de la population considérée comme Dioula portèrent vite leur fruit : un exode commença vers le nord[34], les Burkinabés, Maliens, Malinké et autres Dioulas abandonnant leurs biens pillés aux « ivoiristes » protégés par les forces de police dans les villes du sud. Avant la frontière, la police les délestait des derniers biens qu’ils avaient réussi à sauver[35]. A Bonoua, petite bourgade ivoirienne près d’Abidjan, les étrangers, après avoir vu leurs commerces et tous leurs biens expropriés, furent soumis à un couvre-feu discriminatoire à partir de vingt et une heures[36].
Malgré cela, le principal parti d’opposition restait calme, et se proposait de participer aux élections communales, prévues pour le mois de mars. Comme le risque était grand de les voir emporter un grand nombre de mairies, on organisa en janvier un nouveau faux coup d’Etat pour les disqualifier définitivement. Pour lui donner plus de sérieux, on mit en scène une intervention étrangère[37], mais sans trop insister, suite aux bons conseils du gouvernement français, afin de ne pas laisser dégénérer la plaisanterie en une guerre régionale. Puis on arrêta d’autres militants et sympathisants du RDR[38], on intimida encore la presse avec des méthodes cassantes[39], des tabassages de rédacteurs en chef et des interdictions administratives[40], et on inculpa la secrétaire générale du RDR, mais sans oser l’arrêter. Le fils de la secrétaire générale du RDR fut présenté, dans le coma, à la presse, après un tabassage justifié à la télévision par le ministre de l'intérieur; il fut sauvé in extremis grâce à l'intervention de chancelleries étrangères. Le secrétaire de Ouattara, raflé par hasard dans la rue, fut lynché à mort dans un commissariat…
Les élections communales eurent lieu tout de même, avec la participation du RDR, qui gagna une majorité relative des mairies, y compris dans les bastions ethniques du parti au pouvoir, rejetant dans le rang des perdants celui, qui, dans ses proclamations officielles, qualifiait le RDR de groupuscule marginal.
L’élargissement de quelques cadres du RDR, l’acquittement de sa secrétaire générale, la tenue assez transparente des élections communales, l’apparente ouverture du président Gbagbo à une réconciliation nationale, donnaient l’impression que les tensions s’amenuisaient, et que l’on se dirigeait vers un règlement pacifique du conflit. Ces apparences autorisèrent le gouvernement socialiste de la France à reprendre sa coopération avec le gouvernement dont elle avait favorisé l'installation, et qu'elle considérait donc comme légitime.
Mais les apparences d'ouverture n'aboutirent pas. Les viols de femmes dioula raflées au hasard étaient justifiés par Mme Gbagbo[41] et aucune plainte de violée n'était prise en considération par la justice ivoirienne. L'instruction du procès des gendarmes responsables des massacres d'Abobo et du dépôt des corps au charnier de Yopougon traîna des mois; le jugement devant une cour militaire, d'où étaient exclus par l'intimidation tous témoignages compromettant pour les gendarmes, se termina le 3 août 2001 par l'acquittement de ceux-ci. En octobre 2001, le premier ministre de Gbagbo, Affi N'Guessan, en visite officielle en France, déclarait sans sourciller que le charnier de Yopougon était un montage; le 1er novembre 2001, le président de l'assemblée nationale faisait la même déclaration devant le Forum de Réconciliation Nationale…
Ce Forum, inspiré par le parti socialiste français, exigé par les bailleurs de fonds internationaux, aboutira en décembre 2001, au retour au pays d'Alassane Ouattara et de Konan Bédié, à leur participation ainsi qu'à celle du général Guei aux travaux du forum, et à une recommandation principale: qu'on donne à Alassane Ouattara un certificat de nationalité ivoirienne. Mais Gbagbo se défilera une fois de plus, en se déclarant incompétent, ce certificat de nationalité étant selon lui du ressort du judiciaire, qu'il déclare indépendant.
Ce semblant de décrispation amena les socialistes français à décider, dès le 25 avril 2001, que la démocratie était en marche en Côte d'ivoire[42], et qu'il fallait reprendre l'aide financière, qu'on allait donc pousser les institutions de Bretton Woods à renouer avec le démocrate Gbagbo, ce qui fut fait en janvier-février 2002, la Banque Mondiale et le FMI donnant leur bénédiction pour de nouveaux prêts et un nouveau rééchelonnement de la dette extérieure.
Mais les articles racistes des journaux pro-gouvernementaux continuaient d'invectiver les Dioulas et autres Burkinabés. La FESCI[43] affichait officiellement une xénophobie revendiquée comme telle et demandait à ses adhérents de la montrer ostensiblement[44]. La police, la gendarmerie et l'armée, aux innombrables barrages installés sur les routes nationales, provinciales, départementales, ou citadines, continuaient à harceler les personnes dont les patronymes montraient une origine nordique, déchirant leurs pièces d'identité, volant leur maigres possessions, les battant ou les tuant au moindre signe de protestation. Les lois de "réforme agraire" dépossédant les nordiques qui avaient acheté des terres au sud continuaient à être appliquées par la force, principalement par le lynchage et l'incendie.
La poudrière ivoirienne reste toujours en attente de l'étincelle qui la fera sauter. Le concept d'ivoirité, destiné à barrer la route du pouvoir à un individu, a créé une fracture durable et apparemment irrémédiable dans la société ivoirienne.
[1] Ce même cadre de république bananière a été imposé à tous les fragments saucissonnés de l’ex-empire français où se sont trouvés des personnels politiques francisés et vassalisés qui acceptaient ces règles, en échange de volumineuses prébendes et d’une complaisance tacite au regard des effets de leur mégalomanie : Afrique Occidentale Française, Afrique Equatoriale Française, îles et archipels de l’Océan Indien et du Pacifique furent tronçonnés en parcelles incapables de subsister de manière autonome. Les quelques velléités indépendantistes furent vite amenées à résipiscence par des mesures de blocus économique (tel le Mali de Modibo Keita) ou transformées en zones d’anti-développement par ces mêmes mesures (telle la Guinée de Sekou Touré). Le cadre de gestion métropolitain, lui, changeait de nom: le Ministère des Colonies devenait Ministère de la coopération, avec le même personnel, les mêmes méthodes, le même budget.
[2] Le Vieux: nom affectueux donné par les Ivoiriens au père fondateur.
[3] Le dernier massacre de type colonial, reléguant les Bété dans l’opposition passive pour plusieurs décennies, a eu lieu en 1973, dans la région de Gagnoa-Daloa, et a été exécuté par le bataillon français basé en permanence à Port-Bouet; il n’a provoqué ni émotion ni protestation à l’étranger, car ce carnage discret a été totalement ignoré par la presse française comme par la presse internationale.
[4] Lorsqu’il s’agit de louanger leur “mission civilisatrice” ou leur humanitarisme, les chantres de l’exploitation coloniale ne comptent jamais que les dons, les prêts, ou le prix des infrastructures réalisées, mais oublient systématiquement de mentionner la valeur des bénéfices, des dividendes, ou des terres et matières brutes saisies sans demander l’avis des occupant du lieu, et sans lui offrir de compensations.
[5] Turcos: nom donné aux Levantins sur les côtes de l’Amérique Latine.
[6] Groupe ethnique composé des Baoulés, des Agni, des Abouré, des Ashanti, des Indénié et de quelques sous-groupes, situé au centre et surtout sur la zone forestière du sud-est du pays, frontalière du Ghana ; ce groupe occupe aussi la majeure partie de l’ouest et du centre du Ghana.
[7] L'acharnement mis à dépecer, pendant plus de dix ans, par tous les moyens, la structure autogérée, donc non-conforme, de la Yougoslavie, est un cas d'école.
[8] Alassane Dramane Ouattara, dit ADO, a été à la fin des années 80 un des vice-directeurs du FMI.
[9] Dévaluation de 50 % du franc CFA.
[10] La caractérisation des divisions ethniques que j’exprime ici est très grossière, tout comme l’est la perception raciste qui vient d’émerger en Côte d’Ivoire. Plus précisément, est considéré comme Burkinabé, donc mauvais, par l’Ivoirien partisan de l’ivoirité, toute personne originaire de la bande sahélienne, donc est aussi bien rejeté le Malinké que le Mandingue, le Sénoufo que le Mossi, le Ouolof que le Toucouleur, soient les Guinéens, les Sénégalais, les Maliens, les Nigériens, les Burkinabés. Il est remarquable que les Ghanéens de la zone Ashanti, donc membres du groupe Akan, en proportion non négligeable en Côte d’Ivoire, n’y sont pas actuellement frappés d’ostracisme, pas plus que les Libériens. Le terme le plus courant pour désigner cette population exclue est « Dioula », par référence à la langue véhiculaire des commerçants islamisés du nord.
[11] Parti créé en 1994 par des dissidents du PDCI, l’ex-Parti-Etat d’Houphouët.
[12] Parti créé dans la clandestinité dans les années 70, sur des bases maoïstes.
[13] Le Comité National de Salut Public (CNSP).
[14] PDCI: Parti Démocratique de Côte d’Ivoire, Parti-Etat d’Houphouët-Boigny, au pouvoir sans partage depuis 1958.
[15] En tant qu’instrument privilégié de la mondialisation et de ses activités déstructurantes, Koffi Anan et ses épigones pnudiens ne pouvaient rêver d’une position plus favorable que celle que leur conférait l’incapacité de la Commission Européenne à gérer ses propres projets, et plus généralement l'incapacité de l'UE à produire une politique étrangère cohérente ; dans ce cas précis, c’est un des entités à déstructurer qui lui fournit et son financement, et son cadre institutionnel, et son personnel.
[16] COSUR: commission de surveillance des élections, une commission mise en place par le Ministère de l’Intérieur pour organiser les bureaux de vote du référendum constitutionnel, suivre et finaliser le déroulement de celui-ci.
[17] CNE: Commission Nationale Electorale, une structure, en principe indépendante, créée selon les termes de la nouvelle constitution, destinée à encadrer toutes les élections futures.
[18] Le 1er tour des élections présidentielles était prévu pour le 17 septembre, le deuxième tour pour le 8 octobre, les législatives pour le 23 octobre, et les municipales pour le 19 novembre.
[19] Le report annoncé différait le premier tour des présidentielles au 22 octobre.
[20] Parti des Travailleurs Ivoiriens, groupuscule ouvriériste, associé au gouvernement présent de Laurent Gbagbo avec quelques portefeuilles mineurs.
[21] Après sa consécration comme président, Gbagbo va aussitôt se faire remarquer par son indulgence vis-à-vis du général Gueï, à qui il accordera un sauf-conduit vers sa région d’origine, aux confins montagneux du Libéria, puis une sorte d’amnistie, et, enfin, une nouvel accord de type tribal, liant le groupe Bété aux groupes ethniques montagnards de la région de Man voisine, pour les législatives.
[22] Le texte constitutionnel mentionne explicitement ce que les ténors de l’ivoirité reprochent précisément – et démagogiquement – à Ouattara: i. ses parents ne seraient pas tous deux nés en Côte d’Ivoire; ii. il se serait prévalu, au cours de sa vie, d’une autre nationalité (burkinabé). Selon toute vraisemblance, vu les faux produits pour étayer leur thèse, ces deux assertions sont dénuées de tout fondement.
[23] Dès que le PDCI eût nommé Bombet candidat officiel du parti, en septembre 2000, la justice ivoirienne annonça sa mise en examen dans le cadre d’une affaire de détournements de fonds.
[24] Une description détaillée et savoureuse de ces pratiques est à lire dans l'excellente caricature des dictateurs du Pré Carré Français donnée par Ahmadou Kourouma dans son roman "En attendant le vote des bêtes sauvages".
[25] Apparemment l'Élysée soutenait Ouattara, alors que Matignon soutenait Gbagbo, au nom d'une fraternité "socialiste" qui se révélera vite douteuse, comme la suite le montrera.
[26] Le coordonnateur de l’observation démissionna après un mois de villégiature passé au bord de la piscine d’un hôtel de luxe situé à la périphérie de la ville d’Abidjan; il avait déjà à son actif, dans la même position, pour la même mission d’observation électorale gérée par le PNUD au Mozambique en 1995, un mois d’inactivité dans un hôtel de luxe de Maputo, d’où il démissionna au bout d’un mois en laissant derrière lui un chaos inénarrable. La responsable de la “formation” des observateurs, censée donner des informations sur le pays, une méthodologie et des directives sur l’observation, envoya les observateurs en brousse sans documents, sans instructions et sans coordination, ne sachant quelle était leur mission; elle aussi avait à son actif une pagaille gigantesque lors de la mission électorale de l’Union Européenne au Cambodge en 1998. L’expert financier recruté par le PNUD se révéla être incapable de faire un bilan mensuel de dépenses de petite caisse et même d’additionner deux nombres de quatre chiffres à la calculette.
[27] L’un des observateurs, après une interview avec le candidat Gueï, et la rédaction d’un rapport où il signalait les menaces de mort proférées par celui-ci à l’encontre de Ouattara, fut remercié aussitôt après l’avoir transmis au PNUD, et renvoyé en France. Un autre observateur, basé à Zanzan, dans la savane du nord-est, après avoir observé – et encouragé par sa présence – les tentatives de conciliation intercommunautaire christiano-musulmanes, fut déplacé vers un lieu où il ne pouvait plus rien observer. L’auteur de ce papier, après avoir observé à la jumelle, de son appartement, situé à quelques centaines de mètres de la résidence de Gueï, le simulacre de coup d’Etat le 17 septembre, et avoir fait part de son observation à son superviseur, fut éjecté le lendemain.
[28] Gbagbo a été élu par environ 15 % des électeurs inscrits (60 % des voix des 25 % d’électeurs qui ont effectivement voté).
[29] Les États-Majors de la Police Nationale, de la Gendarmerie, de l'Armée, avaient, semble-t-il, été pris en main par les barbouzes du général Lacaze, et le renforcement du bataillon de Port-Bouet par quelques centaines de légionnaires en septembre 2000 devait servir d'argument pédagogique à l'opération. La logique des alliances, qu'on pourrait qualifier de génocidaires, des gouvernements socialistes français en Afrique, commencée au Ruanda quelques années plus tôt, se continuait ici.
[30] Le soir du 4 décembre, à 20h23, lors d’une déclaration télévisée, alors que les violences policières sont déjà démesurées, le nouveau président met de l’huile sur le feu en dénonçant une insurrection des nordistes et en donnant “l’ordre aux policiers, aux gendarmes et aux militaires de toutes armes de s’opposer par tous les moyens, partout, sur toute l'étendue du territoire national, aux semeurs de trouble,…les militants du RDR…”. D’après les témoins interviewés par la commission d’enquête des Nations Unies mise en place par la suite, les violences, tortures et exécutions se seraient intensifiées après cette déclaration, dans la nuit du 4 et la journée du 5 décembre.
[31] Dozos: chasseurs traditionnels du nord de la Côte d'Ivoire, aux pouvoirs réputés magiques.
[32] A Tingrela, ville proche de la frontière malienne, la population brûla la préfecture et la caserne de gendarmerie.
[33] Racket systématique par les divers corps armés, pillage et destruction des propriétés des “Dioulas” par des civils protégés par ces corps armés, contrôle abusif des documents d'identité et destructions de ceux-ci…
[34] Selon le Washington Post (7 février 2001) 300.000 personnes auraient rejoint le Burkina-Faso en décembre et janvier. Selon BBC News Service (1 février 2001) 10.000 personnes franchiraient les frontières du nord chaque jour depuis décembre.
[35] Panafrican News Agency, 5 février 2001.
[36] Panafrica News Agency, 29 janvier 2001 ; BBC News Service, 1er février 2001.
[37] Le gouvernement prétendait avoir repéré une colonne de 4x4, venue du Burkina-Faso, menée par une Mercedes, et l’avoir repoussée en exhibant un vieux chasseur de ses forces aériennes totalement inopérationnelles.
[38] Un lieutenant de Ouattara fut arrêté, pour complot contre la sécurité de l’Etat, sur base du témoignage d’un loueur de services téléphoniques, que la police était incapable d’identifier, qui aurait entendu l’accusé dire: “Nous sommes prêts” (Citation du Ministre de l’Intérieur par Reuters World News, 2 février 2001)
[39] Citons la démolition des presses du journal indépendant “Le Jour” lors de la perquisition du local par 30 gendarmes “à la recherche d’armes” (Panafrican News Agency, 12 février 2001). Le site internet de ce journal a été nettoyé de tous les articles se rapportant aux périodes de massacres, en octobre et décembre 2000.
[40] Le journal "Solidarité PAALGA" est interdit le 26 avril 2001 parce que son directeur est (soi-disant) Burkinabé (Panafrican News Agency, 26 avril 2001).
[41] Interview de Simone Gbagbo au journal du FPI (le parti de Gbagbo) "Notre voie", le 18 avril 2001: " les Ivoiriens…ne sont pas descendus dans la rue pour contester ces cas de viol…ça, il faut bien le comprendre".
[42] Déclaration de Laurent Fabius à Abidjan, le 25 avril 2001 (Panafrican News Agency).
[43] Fédération des Étudiants et Scolarisés de Côte d'Ivoire
[44] "Le Jour", 18 octobre 2001.