CÔTE-D'IVOIRE
L'opposition réduite au silence
Condamnation de 77 prisonniers d'opinion
L'opposition réduite au silence
Condamnation de 77 prisonniers d'opinion
AMNESTY INTERNATIONAL
DOCUMENT EXTERNE
Index AI : AFR 31/08/92
ÉFAI
Londres, 2 juillet 1992
Au moins 77 prisonniers d'opinion, arrêtés en février et mars 1992, purgent actuellement en Côte d'Ivoire des peines de un à trois ans d'emprisonnement. Parmi eux figurent notamment Laurent Gbagbo, membre de l'Assemblée nationale et dirigeant du Front populaire ivoirien (FPI), principal parti d'opposition, René Dégni Ségui, président de la Ligue ivoirienne des droits de l'homme (LIDHO), et Martial Ahipeaud, président de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte-d'Ivoire (FESCI). La liste complète des noms de ces prisonniers d'opinion est jointe au présent document.
Plus de 250 personnes ont été interpellées depuis février 1992. Mis à part les 77 détenus déjà mentionnés, et qui ont été condamnés, un certain nombre d'individus sont toujours en détention sans avoir été inculpés ; d'autres ont été libérés après avoir purgé des peines de trois mois d'emprisonnement. La plupart des personnes arrêtées ont toutefois été soit acquittées, soit remises en liberté sans inculpation, après avoir passé environ deux mois en prison. Toutes ces arrestations ont eu lieu à la suite de deux manifestations, qui avaient été organisées pour protester contre le refus du président de la République, Félix Houphouët-Boigny, de tenir compte des conclusions d'une enquête concernant les brutalités dont se serait rendue coupable l'armée, en mai 1991, lors d'une intervention dans la cité universitaire de Yopougon, à Abidjan. Selon le rapport de la commission d'enquête, bien qu'aucun décès n'ait été déploré, les soldats avaient frappé et violé des étudiants. Les membres de la commission recommandaient aux autorités de sanctionner Robert Gueï, chef d'état-major des armées — promu général peu après cette action controversée —, pour avoir donné l'ordre à ses troupes d'intervenir. Le 29 janvier dernier, le président Houphouët-Boigny a rendu publiques les conclusions de la commission d'enquête, mais il s'est refusé à prendre des sanctions contre Robert Gueï, arguant que celui-ci était le meilleur chef militaire du pays et que toute mesure prise à son encontre risquait de diviser l'armée. Il a publiquement réaffirmé sa confiance à son chef d'état-major, garantissant ainsi à ce dernier et à un certain nombre d'autres militaires une totale impunité pour les violations des droits de l'homme commises en mai 1991 (pourtant passibles de sanctions aux termes mêmes de la loi ivoirienne).
Martial Ahipeaud, président de la FESCI, et plusieurs autres membres de cette organisation ont été arrêtés après la première manifestation, qui s'est déroulée le 13 février 1992. Un second mouvement de protestation a eu lieu le 18 du même mois, au cours duquel les manifestants demandaient en outre la libération des étudiants emprisonnés. Les deux manifestations ont débuté dans le calme, mais elles ont toutes deux dégénéré en émeutes et se sont soldées par des dégâts matériels. Certaines personnes ont affirmé que les violences avaient été le fait d'agents provocateurs. Il est apparu clairement que les organisateurs des manifestations n'avaient été à aucun moment impliqués dans les violences et qu'ils n'en avaient pas non plus été les instigateurs. Les autorités les ont néanmoins tenus pour responsables des événements. Les personnes condamnées par la justice ont été reconnues coupables d'être les « coauteurs » des violences et des déprédations commises, aux termes de l'article 26 du Code pénal, qui sanctionne les délits de complicité ou de « communauté d'intention ». Toutefois, aucune preuve n'a été apportée de la participation directe des personnes condamnées à des actes de violence ou de vandalisme. Certains des prévenus n'étaient même pas présents lors des manifestations. Sur la base de cette constatation, Amnesty International estime que toutes les personnes condamnées sont en fait des prisonniers d'opinion. Les 77 détenus reconnus coupables ont été arrêtés parce qu'ils étaient membres ou sympathisants d'organisations ayant participé aux manifestations. Par contre, il semble que rien n'ait été fait pour faire comparaître en justice les vrais responsables des violences.
Parmi les prisonniers d'opinion figurent trois parlementaires de l'opposition, jugés en vertu de la procédure de flagrant délit, qui permet d'engager des poursuites sans avoir à lever l'immunité liée à leurs fonctions. René Mollé Mollé, membre de l'Assemblée nationale, a été arrêté le 18 février au domicile de Laurent Gbagbo. Il aurait eu le nez fracturé alors qu'il tentait de résister aux forces de sécurité. Or, il est évident qu'un parlementaire dont l'immunité n'a pas été levée et qui n'est pas en train de commettre une infraction peut légitimement estimer être victime d'une arrestation illégale lorsque des représentants des autorités tentent de l'appréhender. Le recours introduit par les avocats du parlementaire, qui considéraient que la procédure de flagrant délit ne pouvait pas s'appliquer dans le cas de leur client, a été rejeté au motif, semble-t-il, que l'infraction était suffisamment récente pour être considérée "flagrante". Une telle interprétation des lois ivoiriennes semble abusive. René Mollé Mollé a été condamné à deux ans d'emprisonnement et a interjeté appel. Le procès en appel de Laurent Gbagbo et de 13 autres personnes a débuté le 16 juin. Le procureur de la République a requis une aggravation des peines prononcées en première instance. Le verdict devait être connu le 19 juin. Or, le 23 juin, Yanon Yapo, juge de la cour d'appel, s'est publiquement excusé au nom de la juridiction qu'il représentait et a expliqué que le verdict ne serait pas annoncé avant le 30 juin. Entre-temps, le procureur de la République a déposé une requête, dans laquelle il demandait que Yanon Yapo et ses assesseurs soient dessaisis de l'affaire car, selon lui, on pouvait «légitimement soupçonner» que le tribunal n'était pas impartial. Pourtant, des observateurs présents au procès en appel ont souligné que le juge avait agi avec l'indépendance appropriée. Selon ces mêmes observateurs, la démarche du procureur pourrait être une manœuvre d'intimidation contre Yanon Yapo. En tout état de cause, Amnesty International déplore ces retards de procédure, qui ont pour conséquence le maintien en détention, en violation des normes internationales en matière de droits de l'homme, non seulement de ces 14 personnes, mais aussi des 63 autres prisonniers d'opinion, pour qui la date de l'audience en appel n'a même pas été fixée.
Les partis d'opposition sont représentés à l'Assemblée nationale de Côte d'Ivoire depuis 1990, date à laquelle le président Houphouët-Boigny avait autorisé les organisations d'opposition à agir au grand jour, après trente années de régime à parti unique. Cependant, depuis l'arrestation et la condamnation de deux des principaux représentants du FPI au Parlement, les sept autres élus de ce parti ont décidé de boycotter les séances en signe de protestation. Un autre membre de l'opposition parlementaire, Francis Wodié, président du Parti ivoirien des travailleurs (PIT), lui-même détenu pendant deux jours à la suite des manifestations de février, puis relâché par manque de preuves, a dans un premier temps mené campagne pour la libération de ses collègues et des autres détenus. En mai 1992, il a finalement décidé de suspendre lui aussi ses activités parlementaires, pour protester contre le maintien en détention des militants politiques. Aujourd'hui, les 11 membres constituant la totalité de l'opposition parlementaire sont en prison ou ont quitté l'Assemblée. Au niveau national, la Côte-d'Ivoire se retrouve donc soumise, de fait, au régime du parti unique.
Martial Ahipeaud et huit autres membres de la FESCI ont été condamnés à des peines de trois ans d'emprisonnement. La justice ivoirienne a été particulèrement sévère avec eux, parce qu'ils étaient également inculpés de reconstitution d'une organisation dissoute. Huit autres adhérents de la FESCI, reconnus coupables d'infractions similaires, ont été libérés après avoir purgé des peines de trois mois d'emprisonnement. Le gouvernement avait interdit la FESCI au mois de juillet 1991, car il la tenait pour responsable du meurtre d'un étudiant soupçonné d'être un indicateur de police. Ces accusations n'ont toutefois jamais été prouvées devant un tribunal et Amnesty International estime que Martial Ahipeaud et ses camarades, en continuant leur action au sein de la FESCI, n'ont fait qu'exercer de façon légitime leur droit à la liberté d'association.
La plupart des prisonniers d'opinion se trouvent à la Maison d'arrêt et de correction d'Abidjan (MACA), la principale prison de la ville. Certains ont été blessés lors de leur arrestation. Ainsi, Simone Gbagbo, épouse du dirigeant du FPI, et Georges Coffy, journaliste, ont passé plus d'une semaine à l'hôpital avant d'être transférés à la gendarmerie d'Agban, à Abidjan. À sa sortie d'hôpital, Simone Gbagbo était dans un fauteuil roulant et elle portait une minerve. René Mollé Mollé aurait eu le nez cassé lors de son arrestation. Martial Ahipeaud se trouve dans la prison de Dimbokro, à quelque 250 kilomètres au nord d'Abidjan. Seuls ses très proches parents peuvent lui rendre visite. Il serait très perturbé affectivement et psychologiquement par son isolement.
La santé de René Dégni Ségui, qui souffre de troubles cardiaques, s'est détériorée en prison. Il a dû être conduit à deux reprises dans un service de cardiologie. René Dégni Ségui, quarante-sept ans, est doyen de la Faculté de droit de l'Université d'Abidjan. Fondateur en 1987 de la LIDHO, il en est le président depuis 1990.
Michel Gbagbo, fils du dirigeant du FPI, a été arrêté le 19 février alors qu'il était venu prendre des nouvelles de son père à la gendarmerie d'Agban. Cet étudiant en psychologie a été condamné le 30 avril à un an d'emprisonnement. Le tribunal l'a reconnu coupable d'être «coauteur» de déprédations commises lors d'une manifestation, alors qu'il semblerait qu'il n'ait pas participé à celle-ci. Le jeune homme aurait donc apparemment été condamné en raison des activités de son père. De même, Olivier Koffi Koffi, douze ans, fils de Lazare Koffi Koffi, secrétaire général d'une section du FPI, a été arrêté alors qu'il tentait de retrouver son père. Le jeune garçon a été retenu pendant trois jours par les autorités, qui l'accusaient d'avoir jeté des pierres. Il a finalement été libéré sur intervention du préfet. Son père a été condamné à deux ans d'emprisonnement.
Kalifa Touré, membre du FPI, a été arrêté le 18 février 1992 au siège de son parti. Cet ingénieur de trente-trois ans est également journaliste à l'hebdomadaire Le Nouvel Horizon et au quotidien La Voie, deux publications de Côte-d'Ivoire. Il est aussi membre de la section ivoirienne d'Amnesty International.
L'article 26 du Code pénal, qui sanctionne la complicité et définit la notion de «coauteur» d'une infraction, a été invoqué contre toutes ces personnes afin de bien signifier à ceux qui participent à une manifestation ou qui entretiennent des liens, à un titre ou à un autre, avec des manifestants, qu'ils peuvent être tenus conjointement responsables des violences éventuellement commises. Amnesty International estime qu'une telle interprétation constitue une atteinte à la liberté d'association et d'expression. Elle a par conséquent adopté tous les condamnés en tant que prisonniers d'opinion.
Que pouvez-vous faire pour obtenir la libération de ces 77 prisonniers d'opinion ?
1. Faites parvenir aux autorités ivoiriennes des appels rédigés en termes courtois, de préference en français, en insistant sur les points suivants :
demandez la libération immédiate et inconditionnelle des prisonniers dont il est question dans le présent document, qui sont apparemment détenus uniquement parce qu'ils appartiennent à certaines organisations politiques ou parce qu'ils militent en leur sein, sans avoir jamais eu recours à la violence ni en avoir prôné l'usage ;
exprimez votre inquiétude face à l'attitude du gouvernement, qui rend les dirigeants des organisations pénalement responsables d'actes de leurs adhérents qu'ils n'ont ni commandités ni approuvés. Expliquez qu'en agissant ainsi, les autorités répriment en fait le droit à la liberté d'association, droit garanti par l'article 20 de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
2. Encouragez vos concitoyens, notamment les parlementaires, les syndicalistes et les étudiants, à envoyer des appels en faveur de ces détenus. Demandez-leur de faire connaître le plus largement possible le sort réservé à ces 77 prisonniers d'opinion.
3. Adressez une copie de votre lettre à l'ambassade de Côte-d'Ivoire dans votre pays.
Vous pouvez envoyer vos appels aux adresses suivantes :
Son Excellence
Monsieur Félix Houphouët-Boigny
Président de la République
La Présidence
Avenue Clozel
Abidjan
Côte-d'Ivoire
Monsieur Alassane Dramane Ouattara
Premier Ministre
La Primature
Abidjan
Côte-d'Ivoire
Monsieur Amara Essy
Ministre des Affaires étrangères
Ministère des Affaires étrangères
BP V109
Abidjan
Côte-d'Ivoire
Madame Jacqueline Lohoues-Oblé
Ministre de la Justice, Garde des Sceaux
Ministère de la Justice
BP V107
Abidjan
Côte-d'Ivoire
PRÉCISIONS CONCERNANT 77 PRISONNIERS D'OPINION CONDAMNÉS
Les 44 prisonniers dont les noms suivent ont été jugés le 30 avril 1992 par le tribunal correctionnel d'Abidjan et condamnés à un an d'emprisonnement.
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Les neuf prisonniers dont les noms suivent ont été condamnés à deux ans d'emprisonnement, le 6 mars 1992, par le tribunal correctionnel d'Abidjan, statuant en matière de flagrant délit.
Nom | Autres précisions |
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| Militant du SYNARES et membre du FPI. Il est professeur de droit à l'Université d'Abidjan |
Les trois prisonniers dont les noms suivent ont été condamnés à un an d'emprisonnement le 6 mars 1992 par le tribunal correctionnel d'Abidjan, statuant en matière de flagrant délit.
Nom | Autres précisions |
AKOUN Laurent |
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GNAOULÉ Oupoh Bruno |
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KOUDOU Kessié Raymond |
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Les deux prisonniers dont les noms suivent ont été condamnés le 10 mars 1992 par le tribunal correctionnel d'Abidjan, statuant en matière de flagrant délit.
Nom | Autres précisions |
COFFI Georges |
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GBAGBO Simone |
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Les neuf prisonniers dont les noms suivent sont membres de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire (FESCI), et ont été condamnés à trois ans d'emprisonnement par le tribunal correctionnel d'Abidjan, statuant en matière de flagrant délit.
Nom | Autres précisions |
ACHI Adiko Julien | Etudiant en philosophie arrêté le 14 février 1992. |
AHIPEAUD Martial | Secrétaire général de la FESCI. Etudiant en histoire, âgé de 26 ans, arrêté le 13 février 1992. |
ASSOKO Franck | Lycéen âgé de 16 ans, arrêté le 2 mars 1992. |
AYE Oria Venance | Lycéen âgé de 20 ans, arrêté le 13 février 1992. |
GBALOU Angenor | Etudiant en histoire, arrêté le 29 février 1992. |
GNATO Zeregui | Etudiant en physique, arrêté le 13 février 1992. |
GROGUHE Zogbo Charles | Etudiant en droit, arrêté le 14 février 1992. |
LEBA Chantal Gnahon | Etudiante en anglais, âgée de 24 ans, arrêtée le1er mars 1992. |
TOURÉ Mama | Etudiant en sciences, arrêté le 13 février 1992. |
Autres prisonniers d'opinion condamnés
Nom | Autres précisions |
BEHON Mathias |
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BOGBE Michel |
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FOFANA Mamadou dit "Ahmed" |
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GBELA Alain Parfait |
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GNABÉ Dere |
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KOFFI Koffi Lazare |
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KOUTOUAN Marius |
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LIADIÉ Joachim |
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TRAORÉ Lacina |
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YAPI Apolinaire Assa |
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(1) KALIFA Touré, membre du FPI , a été arrêté le 18 février 1992, au siège de son parti à Abidjan. Cet ingénieur est également journaliste à l'hebdomadaire Le Nouvel Horizon et au quotidien La Voie. Il est aussi membre de la section ivoirienne d'Amnesty International.
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